lundi 7 mars 2016

Samir Amin A propos de Georges Corm, Pensée et politique dans le monde arabe (2015)



Samir Amin
A propos de Georges Corm, Pensée et politique dans le monde arabe (2015)

1.
Tour de force qui mérite toutes les félicitations possibles. Corm est parvenu à offrir au lecteur francophone un tableau presque complet et parfait de la pensée dans le monde arabe moderne (XIXe et XXe siècles). Un travail qu’un érudit aurait mis des années à conclure ; seule la grande culture de Corm a permis d’aller rapidement à l’essentiel. Le tour d’horizon est presque complet, bien que la pensée des marxistes arabes ait été réduite à une portion congrue. Corm est parfois trop complaisant à l’égard de certains, que je tiens pour plutôt superficiels ou même médiocres, indépendamment de leur opinion. Mais on peut le comprendre ; il tenait à se situer au-dessus de la mêlée pour proposer un tableau aussi objectif que possible. Je crois être un bon lecteur de l’ouvrage, ayant lu la presque totalité des écrits cités, à l’exception des quelques « encyclopédies » un peu trop ennuyeuses. J’invite donc le lecteur francophone qui ne lit pas l’arabe à faire confiance à Corm : à mon humble avis les présentations vont à l’essentiel et frappent juste.

2.
Corm part, comme il le fallait, des origines : l’égyptien Tahtawi et le syrien Kawakibi, premières expressions du « désir de modernité » des Arabes des XIXe et XXe siècles. J’estime néanmoins que son éloge de la Nahda est discutable. J’ai qualifié le parcours de celle-ci « d’avortement » : Afghani n’est qu’un politicien manœuvrier (c’est aussi l’opinion de Corm) ; mais Mohammad Abdou n’est pas « un grand réformateur de l’Islam », mais seulement un conciliateur conservateur superficiel; et la dérive de Rachid Reda (que Corm reconnaît) n’est pas le fruit de hasard. La Nahda ne saisit pas la portée de la Renaissance européenne qui construit le mythe de ses origines grecques pour dépasser son passé chrétien ; elle n’est donc pas une re-naissance, mais une naissance tout court, celle de la modernité qui se donne le droit d’inventer en rupture avec son propre passé. La Nahda par contre prend au mot le terme de Renaissance et se propose donc de retourner à la source de l’Islam des origines ; elle s’interdit par là même de saisir le sens de la laïcité nécessaire. Pour cette raison je considère que  Ali Abderrazek et Taha Hussein ont en fait rompu avec la ligne du parcours initiée par la Nahda plus qu’ils ne l’ont prolongé. Certes ni Corm ni moi-même n’ignorons que la Nahda ne se résume pas aux trois noms (Afghani, Abdou, Reda). Le magnifique renouvellement de la langue arabe, accompli en Egypte et en Syrie (et dont Louis Awad, cité par Corm, est le meilleur analyste) a été l’instrument sans lequel les débats ultérieurs n’auraient pas été possibles.

En partant de cette considération, je suis tenté de « classer » les penseurs arabes du XXe siècle en trois grandes catégories : les penseurs critiques (qu’ils aient été marxistes ou pas du tout) ; les calamiteux (l’Islam politique) ; les conciliateurs. Corm, pour des raisons estimables, le laisse comprendre sans insistance.

Je peux aller vite sur la longue liste des penseurs authentiquement critiques pour lesquels Corm nous offre des présentations justes et élogieuses, méritées : Sati el Housri, Aziz Azmeh, Constantin Zuraik, Yacine el Hafez, Sadek Jalal el Azm, Nazih Ayubi, Tarabishi, Youssef Zaidan, Paul Khoury, Hussein Amin, Nasr Abou Zeid, Sayed el Qimni, Nasif Nassar, Jaber Al Ansari. Sans oublier les premières grandes féministes et les hommes qui ont soutenu leurs luttes. Leur lecture m’avait beaucoup apporté  dans ma tentative, à mon tour, d’expliquer les raisons de « l’échec », que j’ai qualifié « d’émergence avortée à répétition » ; celle de l’Egypte, de la Syrie, de l’Iraq, de l’Algérie, comme celle des deux autres grandes nations de la région, la Turquie et l’Iran. Il reste que les allusions de Corm aux « marxistes » sont beaucoup trop brèves : Fawzy Mansour (et, au passage, moi-même), Mehdi Amel – Hamdan, Tayeb el Tizini, Hussein Mroué, Elias Morcos, Anouar Abdel Malek.

La liste des « calamiteux » est courte, réduite de facto au fondateur (Rachid Reda, le dernier de la Nahda, dont ma lecture  de la pénible revue Al Manar m’avait coupé le souffle !), et à son élève Sayed Qotb (Corm signale ici la critique que j’ai adressée à son livre majeur). Ce « Coran » de tous les islamistes « jihadistes » contemporains est recopié des affabulations du Pakistanais Abul  Alaa Al Mawdudi, elles-mêmes fac-similé des écrits des « orientalistes » de Sa Majesté britannique, dont la mission était d’organiser le démembrement de l’Inde ! Il reste que, comme Corm et moi-même le disons, ces affabulations constituent la référence exclusive des « experts » du monde « arabo-islamique », aux Etats Unis et en Europe. Je n’éprouve pas de difficulté à ranger avec Corm dans cette catégorie les « penseurs » ralliés à l’Islam politique contemporain, passablement confus, sans doute par opportunisme politique, comme Hassan Hanafi, Tarek el Bishri, Adel Hussein.

Les conciliateurs méritent qu’on y regarde de plus près. Au-delà des fondateurs du XIXe siècle auxquels on ne saurait faire le reproche de n’avoir pas imaginé le sort que le capitalisme/impérialisme réellement existant réservait à leurs pays – la première génération des années 1920-1930, compte de grands noms. Les Egyptiens Taha Hussein, Ahmad Loutfi el Sayyed, Ismail Mazhar, sans oublier – plus tôt -  l’Emir Abdel Kader l’Algérien, livrent des batailles homériques pour la bonne cause de la démocratie (fut-elle bourgeoise), des droits humains et de la laïcité qui en est inséparable. Mais ils n’ont pas laissé d’héritage. Les conciliateurs d’aujourd’hui ne sont guère que des médiocres, sans esprit critique, ralliés sans condition au prétendu libéralisme de la mondialisation économique, « démocrates » du bout des lèvres. Ils nourrissent l’espoir (ou font semblant, par opportunisme politique) d’un Islam politique « démocratique » représenté par les Frères Musulmans ! Les bons historiens des Frères Musulmans (Amr Elshobashi, que Corm cite, Chérif Amir que j’ai cité) ont démontré que cet  « espoir » n’était qu’une illusion, utile pour le déploiement de l’alliance stratégique entre les puissances impérialistes et l’Islam réactionnaire, fut-il « terroriste » dans sa dérive fatale (soutenue par l’allié majeur des Etats Unis et de l’Europe subalterne : l’Arabie Saoudite). Je n’éprouverai aucune difficulté à ranger dans cette catégorie le Prince Talal de Jordanie (et son Forum de la « pensée » arabe !), Larbi Sadiki quelques autres. Jabri, pour lequel Corm reprend la critique ravageuse de Tarabishi – qui est aussi la mienne – trouve également sa place ici. La frontière entre les conciliateurs et ceux qui sont tout simplement médiocres, incapables de pensée critique, devient, de ce fait, floue. Je m’abstiendrai de citer leurs noms, parfois trop généreusement qualifiés par Corm.

Corm donne une certaine importance à quelques célébrités – à mon avis discutables : Albert Hourani et Hisham Sharabi dont je partage la critique de Corm, Ahmad Amin (en dépit de sa prise de position sympathique pour les Mutazilites), Edward Saïd (à propos duquel je partage la critique ravageuse que Sadek Jalal El Azm a fait de son « eurocentrisme inversé »), Hicham Djaïd (dont la « Grande discorde » n’est guère qu’un fac-similé de ce que Taha Hussein avait écrit), Laraoui (qui par son plaidoyer en faveur de la démocratie sans référence au pouvoir des classes compradores ne gêne pas le Maghzen marocain !). Mais le succès de leurs écrits justifie la place que Corm leur donne dans son panorama.

Corm donne leur part à deux bons historiens (Hanna Batatu et Abdel Aziz el Duri), dont la lecture m’avait été fort utile. Il donne aussi une bonne place aux seuls authentiques économistes critiques, les autres n’étant que des élèves – bons ou moins bons – de l’économie académique conventionnelle. Je partage donc son éloge de Youssef Sayegh et de Massoud Daher (qui a comparé l’échec arabe au succès du Japon ; j’ai de mon côté dressé la comparaison avec la Chine). Excès de modestie oblige : j’aurai placé Corm en tête de cette courte liste ! Nous lui devons la meilleure analyse de l’Etat rentier.

Corm a parfaitement raison de réfuter la perception – à la mode en Occident – d’une « pensée chiite » différente en soi, comme d’une « pensée des chrétiens d’Orient », ou des « Alaouites », « Druzes » et autres. Il démontre que la pensée des plus célèbres d’entre eux – entre autres Chakib et Adel Arslane (druzes), Zaki el Arsouzi, Michel Aflak, comme celle à l’origine de Amal puis de Hezbollah du Sud Liban, est tout simplement une pensée « arabe », comme celle des autres, et non une pensée de paroisse particulière, comme on se plait à vouloir le faire croire dans la littérature occidentale à la mode.

3.
Avec intelligence Corm situe les penseurs arabes qu’il présente dans leurs rapports avec les courants qui se sont exprimés dans la vie politique arabe. En premier lieu le nassérisme bien sûr. J’en avais fait une critique de gauche précoce, publiée dans plusieurs de mes ouvrages successifs (en arabe et en français). J’avais proposé également une critique de l’Algérie de Boumedienne. Corm donne plus de place à sa présentation (critique) du Baath ; ce qu’on peut comprendre compte tenu de sa nationalité. En tout état de cause Corm maîtrise ce dernier sujet bien mieux que d’autres, moi inclus. On comprend aussi la place (trop courte à mon avis) qu’il donne aux « Qawmiyin ». J’avais pour ma part placé beaucoup d’espoir dans leur entreprise, et je ne le regrette pas, même si la, suite de l’histoire a dissipé ces espoirs. Mais Corm donne aussi pas mal d’importance au Parti Populaire Syrien d’Antoun Saade ; encore une fois je comprends cet intérêt particulier venant d’un Libanais. Mais alors pourquoi si peu d’intérêt pour les communistes arabes ?

Dans ce cadre Corm donne une place particulière, méritée, à deux institutions : le Centre d’Etudes de l’Unité arabe (Kheireddine Hasseeb) et l’Institut des Etudes Palestiniennes (Samir Kassir et autres). Je n’ai rien à ajouter à ce qu’il dit de cette seconde institution. Par contre Corm est fort bienveillant à l’endroit du Centre de Khereddine Hasseeb. A la grande époque du Centre, dans ses colloques fréquents auxquels je participais souvent, je me retrouvais avec la toute petite minorité qui osait poser les questions gênantes. Tout était à la gloire du nationalisme panarabe d’apparence triomphant. La critique de gauche du « déficit de démocratie » pour le moins qu’on puisse dire n’était pas audible. Plus tard, le nassérisme et le Baath dépassés par la défaite, les assemblées n’ont plus réuni que toujours les mêmes, nostalgiques et vieillissants. C’est alors que Hasseeb a cru nécessaire de s’ouvrir à l’islamisme envahissant, qu’il pensait instrumentaliser au bénéfice d’un renouveau du nationalisme arabe. J’étais persuadé du contraire : que l’Islam jihadiste récupérerait à son seul profit les nostalgiques du temps passé. Ce que l’histoire a confirmé.

Dans sa présentation de la pensée arabe, Corm laisse bien paraître ce que sont en réalité les islamistes du jihad : des alliés précieux des puissances occidentales, sans vision économique capable de remettre en question la soumission aux exigences de la mondialisation néolibérale laquelle constitue la préoccupation exclusive de ces puissances. La création en 1969, à l’initiative de l’Arabie Saoudite et du Pakistan, de l’OCI (Organisation de coopération islamique), pour contrer le Mouvement des Non Alignés – et Corm le rappelle au lecteur – témoigne du caractère ultraréactionnaire et pro-impérialiste de cette dérive. En même temps il fallait, pour gagner l’opinion occidentale, « passer de la pommade » et faire croire que la reconnaissance de cet Islamisme (d’un pseudo-islam en fait) conditionnait le progrès de la démocratie !

Corm insiste à juste titre sur le gommage progressif de la question centrale concernant la Palestine. L’antisionisme du mouvement nationaliste arabe n’était en aucune manière le produit d’un « antisémitisme arabe » (deux termes contradictoires par nature !). Je rappelais à cet endroit que l’Islam est fort proche du Judaïsme, dont il n’est que la formulation arabisée. Les travaux remarquables de Corm sur les trois religions dites monothéistes m’avaient aidé à avancer dans cette direction. Corm rappelle à ses lecteurs que la dérive islamiste a permis d’oublier la question palestinienne ; et l’alliance de facto Etats Unis (et Europe)/Arabie Saoudite (et Qatar)/ Israël/ Turquie (Otan) selle ce gommage. Comment donc des nationalistes arabes ont-ils pu penser nécessaire et utile leur ralliement à cet islamisme ?

La dérive jihadiste de l’Islam politique réactionnaire était inscrite dans les gênes de ce courant de fascisme du Sud. Et l’adhésion de masses populaires désorientées par le manque d’audace des propositions alternatives des gauches historiques n’est hélas, ici comme ailleurs dans le monde, que la porte par laquelle s’engouffrent les fascismes renaissants. Les atermoiements des conciliateurs prennent dans ces conditions l’allure de capitulation. Je rappelle  que lorsque Mahmoud Taha (cité par Corm)  – le fondateur d’un « Fiqh du Tahrir » (l’équivalent de la théologie chrétienne de la libération) – a été pendu à Khartoum, nous ne fûmes que deux – en Egypte – à exprimer notre indignation. Un journaliste de l’Ahram a fait l’observation pleine d’humour que ce furent deux communistes : Ismaïl Abdalla et Samir Amin ! Les conciliateurs contactés à cet effet se sont récusés  tous ; crainte de déplaire à l’Arabie Saoudite ! J’ai par la suite insisté pour voir l’œuvre de Taha traduite et publiée en France.

Si Corm avait donné un peu plus de place aux contributions des communistes arabes, sa démonstration en aurait gagné en force. Pourquoi ignorer les contributions des communistes qui en Irak et au Soudan n’ont pas eu moins d’écho que celles d’autres courants de la politique arabe ? J’ai pour ma, part publié en arabe plus de trente ouvrages dont dix entre 1978 et 2016 concernent directement la pensée politique arabe. Comme Corm je plaçais l’accent (dans mon livre « Nahw Nazaria lil thaqafa » – critique de l’eurocentrisme) sur la plasticité de l’Islam, comme du christianisme, du bouddhisme et de la pensée confucéenne, capables de réinterprétations nécessaires. Ma conclusion était que ce n’est pas le durcissement de l’Islam qui explique la « décadence arabe », mais que c’est celle-ci – produite par d’autres raisons extérieures à la religion – qui explique l’involution dans l’interprétation de l’Islam. Une vingtaine de mes ouvrages se donnaient l’objectif de faire connaître au lecteur arabe la pensée critique économique et politique à vocation universelle, faisant contraste avec les ouvrages de la plupart des conciliateurs – et de quelques islamistes – qui ne connaissent guère que la pensée occidentale conventionnelle acritique. Certes la pensée communiste arabe « officielle » (celle des Partis) a souffert d’une bonne dose de superficialité et de dogmatisme. Plus que la pensée des autres courants de la politique arabe ? Je ne le crois pas. De surcroit je ne crois pas que mes analyses puissent être rangées dans cette catégorie de dogmatisme.

L’ouvrage de Corm – en dépit de ce trou fâcheux – restera la référence nécessaire pour les lecteurs francophones auxquels il s’adresse. La pensée unique – en France, en Europe, aux Etats Unis – s’emploie à faire croire que « l’Islam est insécable » comme le dit si bien Corm, qui démontre le contraire. Des bataillons d’« experts » autoproclamés (que Corm, à juste titre, récuse d’un revers de manche), sont conviés à tout propos par les médias du système (François Burgat, Olivier Roy etc.), et répètent à satiété les mêmes billevesées qui conviennent pour donner l’apparence de légitimité aux interventions des pouvoirs de cet Occident. J’ai qualifié ces « experts » de « clergé médiatique au service de l’aristocratie financière ».


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