mardi 9 décembre 2014

Le retour du fascisme dans le capitalisme contemporain



SAMIR AMIN        (juillet 2014)
Le retour du fascisme dans le capitalisme contemporain
Le titre même de cette contribution associe non par hasard le retour du fascisme sur la scène politique à la crise du capitalisme contemporain. Le fascisme n’est pas synonyme de régime policier autoritaire, qui refuse la soumission du pouvoir aux aléas de la démocratie électorale parlementaire etc. Le fascisme est une réponse politique particulière aux défis auxquels la gestion de la société capitaliste peut être confrontée dans certaines circonstances.
Unité et diversité des fascismes
Les pouvoirs politiques qu’on peut à bon escient qualifier de fascistes ont occupé le devant de la scène et exercé le pouvoir dans un bon nombre de pays européens, en particulier dans les années 1930 jusqu’à 1945 (Mussolini, Hitler, Franco, Salazar, Pétain, Horthy, Antonescu, Ante Pavelic et quelques autres). La diversité des sociétés qui en ont été les victimes – capitaliste développée majeure ici, mineure et dominée là, associée à une guerre victorieuse ici, produit de la défaite ailleurs – interdit de les confondre. Je préciserai donc les effets différents que cette diversité des structures et des conjonctures ont produits dans les sociétés concernées.
Néanmoins, au-delà de cette diversité, tous ces régimes fascistes partagent en commun deux caractères :
(i)     Dans les circonstances ils acceptent  tous d’inscrire leur gestion de la politique et de la société dans un cadre qui ne remet pas en cause les principes fondamentaux du capitalisme, à savoir la propriété capitaliste privée, y compris celle, moderne, des monopoles. C’est pourquoi je qualifie ces fascismes de modes particuliers de gestion du capitalisme et non pas de formes politiques qui mettent en question sa légitimité, même si dans la rhétorique des discours fascistes le « capitalisme », ou les « ploutocraties » font l’objet de longues diatribes. Le mensonge qui cache la nature véritable de ces discours apparait dès lors qu’on examine « l’alternative » proposée par ces fascismes, toujours muette pour ce qui concerne l’essentiel – la propriété capitaliste privée. Il reste que l’option fasciste ne constitue pas la seule réponse aux défis auxquels la gestion politique d’une société capitaliste est confrontée. C’est seulement dans certaines conjonctures de crise violente et profonde que la solution fasciste paraît être, pour le capital dominant, la meilleure, ou parfois même la seule possible. L’analyse doit donc centrer son attention sur celle de ces crises.
(ii)    L’option fasciste de gestion de la société capitaliste en question est toujours fondée – par définition même – sur le rejet catégorique de la « démocratie ». Aux principes généraux sur lesquels sont fondées les théories et les pratiques des démocraties modernes – la reconnaissance de la diversité des opinions, le recours à des procédures électorales pour en dégager une majorité, la garantie des droits de la minorité etc.  – les fascismes substituent toujours les valeurs opposées de la soumission aux exigences de la discipline collective, de l’autorité du chef suprême et des chefs exécutants. Ce renversement des valeurs s’accompagne alors toujours par un retour à des thèmes passéistes, capables de donner aux procédures de soumission de la société mises en œuvre une légitimité apparente. A cet effet la proclamation d’un retour prétendu nécessaire au passé (« médiéval »), à la soumission à la religion d’Etat, ou à une quelconque spécificité prétendue propre à  la « race » ou à la « nation » (ethnique), constituent la panoplie des discours idéologiques déployés par les pouvoirs fascistes concernés.
Les fascismes historiques de l’histoire européenne moderne concernée, qui partagent ces deux caractères, n’en sont pas moins divers, et entrent dans l’une ou l’autre des quatre catégories suivantes :
(i)     Le fascisme des puissances capitalistes « développées » majeures, aspirant à devenir puissances hégémoniques dominantes à l’échelle du système capitaliste mondial ou tout au moins régional.
Le nazisme constitue le modèle de cette catégorie de fascisme. L’Allemagne, devenue une puissance industrielle majeure à partir de 1870, concurrente des puissances hégémoniques de l’époque (la Grande Bretagne et en second la France) et de celle qui aspire à le devenir (les Etats Unis), se heurte aux conséquences de l’échec de son projet marqué par la défaite de1918. Hitler formule clairement son projet : établir sur l’Europe, Russie incluse, et peut être au-delà, la domination hégémonique de « l’Allemagne », c'est-à-dire du capitalisme des monopoles de ce pays qui ont soutenu la montée du nazisme. Il est disposé à consentir un compromis avec ses adversaires majeurs : à lui l’Europe et la Russie, au Japon la Chine, à la Grande Bretagne le reste de l’Asie et l’Afrique, aux Etats Unis les Amériques. Son erreur a été de penser ce compromis possible : la Grande Bretagne et les Etats Unis ne l’ont pas accepté, le Japon par contre y a souscrit.
Le fascisme nippon appartient à la même catégorie. Depuis 1895 le Japon capitaliste moderne aspire à imposer sa domination à toute l’Asie de l’Est. Ici le glissement se fait « doucement » de la forme « impériale » de gestion de ce capitalisme national montant – assis sur des institutions d’apparence « libérale » (une « Diète » élue), en fait intégralement contrôlées par l’Empereur et la classe aristocratique transformée par la modernisation- à une forme brutale – gérée directement par le Haut Commandement militaire. L’Allemagne nazie contracte alliance avec le Japon impérial/fasciste, tandis que la Grande Bretagne et les Etats Unis (après Pearl Harbour, 1941) entrent en conflit avec Tokyo, comme la résistance de la Chine – les déficiences du Kuo Min Tang étant compensées par la relève des communistes maoïstes.
(ii)    Les fascismes des puissances capitalistes de second rang.
L’Italie de Mussolini en constitue l’exemple par excellence. Le Mussolinisme – l’inventeur du fascisme (y compris de son nom)  – a été la réponse que la droite italienne (anciennes aristocraties, nouvelles bourgeoisies, classes moyennes) a donné à la crise des années 1920 et au danger communiste naissant. Mais ni le capitalisme italien, ni son instrument politique, le fascisme mussolinien,  n’avaient l’ambition de dominer l’Europe, encore moins le monde. Et, en dépit des rodomontades du Duce sur le thème de la reconstruction de l’Empire romain ( !), Mussolini comprenait que la stabilité de son système reposait sur son alliance – en qualité de second subalterne – soit de la Grande Bretagne – maîtresse de la Méditerranée – soit de l’Allemagne nazie ; et cette hésitation a été poursuivie jusqu’à la veille de la seconde guerre mondiale.
On peut considérer que les fascismes de Salazar et de Franco appartiennent à cette même famille. Deux dictateurs mis en place par la droite et l’Eglise catholique en réponse aux dangers libéraux républicains ou républicains socialisants. Lesquels n’ont, pour cette raison, jamais été ostracisés  pour leurs violences anti-démocratiques (sous le prétexte anti communiste) par les puissances impérialistes majeures. Récupérés dès 1945 par Washington (Salazar membre fondateur de l’OTAN, et l’Espagne consentant des bases militaires aux Etats Unis) puis par la Communauté européenne – garante par nature de l’ordre capitaliste réactionnaire – après la révolution des œillets (1974) et la mort de Franco (1980), ces deux systèmes ont rejoint le camp des nouvelles « démocraties » de basse intensité de notre époque.
(iii)  Les fascismes des puissances vaincues, dont Vichy en France (mais également Degrelle en Belgique, le pseudo pouvoir « flamand » soutenue par les nazis, et d’autres) constituent les exemples. En France la grande bourgeoisie choisit « Hitler plutôt que le Front Populaire » (voir à ce sujet les livres d’Annie Lacroix-Riz). De ce fait ces fascismes, associés à la défaite et à la soumission au déploiement de « l’Europe allemande », ont été contraints de quitter le devant de la scène politique au lendemain de la défaite des Nazis, et de céder la place aux Conseils de la Résistance associant  pour un temps les Communistes à d’autres résistants (de Gaulle en particulier), en attendant que – avec l’amorce de la construction européenne , l’adhésion au Plan Marshall et à l’OTAN c'est-à-dire la soumission consentie à l’hégémonie des Etats Unis – les droites conservatrices et la social-démocratie anti communiste ne rompent définitivement avec la gauche radicale issue de la Résistance antifasciste et potentiellement anticapitaliste.
(iv)   Les fascismes dans les sociétés dépendantes de l’Europe de l’Est.
Nous descendons encore de plusieurs degrés lorsqu’on en vient à considérer les sociétés capitalistes de l’Europe de l’Est (Pologne, Etats baltes, Roumanie, Hongrie, Yougoslavie, Grèce, Ukraine occidentale - à l’époque polonaise). On doit ici parler de capitalismes attardés et de ce fait dépendants. Dans l’entre deux guerres les classes dirigeantes réactionnaires de ces pays s’inscrivent alors dans le déploiement de l’Allemagne nazie. Il est néanmoins nécessaire ici d’examiner au cas par cas le mode de leur articulation politique au projet hitlérien.
En Pologne l’hostilité ancienne à la domination russe (de la Russie des Tsars), devenue hostilité à l’Union Soviétique communiste, favorisée par la popularité de la Papauté catholique, aurait du normalement faire de ce pays un vassal de l’Allemagne, sur le mode de Vichy. Mais Hitler ne l’entendait pas ainsi : les Polonais, comme les Russes, les Ukrainiens, les Serbes, constituaient pour lui des peuples destinés à l’extermination, avec les Juifs, les Roms et quelques autres. Il n’y avait donc pas de place laissée pour un fascisme polonais, allié de Berlin.
La Hongrie (de Horthy) et la Roumanie (d’Antonescu) ont par contre été traitées comme des alliés subalternes de l’Allemagne nazie. Les fascismes de ces deux pays ont été eux-mêmes les produits de crises sociales particulières à chacun d’eux : la crainte du « communisme » après l’expérience de Bela Kun en Hongrie, la mobilisation nationale chauviniste contre les Hongrois et les Ruthènes en Roumanie.
En Yougoslavie l’Allemagne hitlérienne (et derrière elle l’Italie mussolinienne) ont joué la carte d’une Croatie « indépendante », confiée à la gestion des Oustachis antiserbes, avec l’appui déterminant de l’Eglise catholique, tandis que les Serbes étaient destinés à l’extermination.
La révolution russe avait évidemment changé la donne dans les perspectives des luttes des classes populaires et les réactions des classes possédantes réactionnaires à ces luttes non seulement sur tout le territoire de l’Union soviétique d’avant 1939, mais encore dans les territoires perdus – les Etats baltes  et la Pologne à laquelle était annexée par le traité de Riga de 1921 la partie occidentale de la Biélorussie (la Volhynie) et de l’Ukraine (la Galicie méridionale, la Bukovine et l’Ukraine subcarpathique anciennes autrichiennes  ou hongroises, la Galicie du Nord, qui avait été province de l’Empire des Tsars devenant  polonaise).
Dans toute cette région deux camps s’étaient dessinés à partir de 1917 (et même de 1905 avec la première révolution russe) : pro-socialistes (devenant pro-bolcheviks), populaires dans de larges segments de la paysannerie (aspirant à une réforme agraire radicale à leur profit) et dans les milieux intellectuels (et Juifs en particulier) ; anti socialistes (et de ce fait complaisants à l’égard de pouvoirs anti démocratiques de mouvance fasciste) dans toutes les classes possédantes. La réintégration des Etats baltes, de la Biélorussie et l’Ukraine occidentales, dans l’Union Soviétique en 1939, allait accuser la violence de ce contraste.
La carte politique des conflits entre « pro fascistes » et « anti fascistes » de cette partie de l’Europe de l’Est s’est trouvée brouillée par d’une part le conflit entre le chauvinisme polonais (qui s’obstinait dans son projet de « poloniser » par la colonisation de peuplement les régions biélorusse et ukrainienne annexées) et les peuples victimes ; et par d’autre part le conflit entre les « nationalistes » ukrainiens à la fois anti polonais et anti russes (parce qu’anti socialistes) et le projet hitlérien, qui n’envisageait aucun Etat ukrainien en qualité d’allié subalterne, le sort de son peuple étant voué simplement à l’extermination.
Je renvoie ici le lecteur à l’ouvrage décisif de Olha Ostriitchouk ( L’Ukraine face à son passé », 2013) dont l’analyse rigoureuse de l’histoire contemporaine de cette région (Galicie autrichienne, Ukraine polonaise, Petite Russie puis Ukraine soviétique) permettra au lecteur de comprendre les enjeux des conflits toujours en cours comme de la place que les fascismes locaux y occupent.
Le regard complaisant des droites occidentales  à l’égard des fascismes du passé et du présent.
Les droites parlementaires européennes dans l’entre-deux guerres ont toujours eu un regard complaisant à l’égard des fascismes de l’époque, et même du plus répugnant nazisme. Churchill lui-même, personnage pourtant terriblement « british », n’a jamais caché sa sympathie pour Mussolini. Les Présidents des Etats Unis et les partis de l’establishment – Républicains et Démocrates – n’ont découvert que tardivement le danger que l’Allemagne hitlérienne – mais surtout le Japon impérial/fasciste – pouvaient constituer. Avec tout le cynisme qui caractérise l’establishment étatsunien, Truman avouait tout haut ce que d’autres pensaient tout bas : laissons la guerre épuiser ses protagonistes – l’Allemagne et la Russie soviétique, les vaincus européens – pour intervenir aussi tard que possible et tirer les marrons du feu. Ce n’est pas tout à fait l’expression d’une position anti fasciste de principe ! Et aucune hésitation pour ce qui concerne la récupération de Salazar et de Franco en 1945. Par ailleurs la connivence avec les fascismes européens a été une constante dans la politique de l’Eglise Catholique. Qualifier Pie XII de collaborateur de Mussolini et d’Hitler, n’exige pas de forcer la réalité.
L’antisémitisme hitlérien n’a lui-même  suscité l’opprobre que fort tardivement, lorsqu’il est parvenu au stade suprême de sa folie meurtrière. La priorité donnée à la haine du « judéo-bolchevisme » attisée par le discours hitlérien faisait l’affaire de beaucoup de politiciens. Ce n’est finalement qu’après la défaite du nazisme qu’on s’est retrouvé contraint de condamner l’antisémitisme par principe. La tâche était facilitée par le fait que les héritiers autoproclamés du titre de victimes de la Shoah étaient désormais devenus les Sionistes d’Israël, alliés de l’impérialisme occidental contre les Palestiniens et les peuples arabes qui n’avaient pourtant jamais été acteurs dans les horreurs de l’antisémitisme européen !
Evidemment l’effondrement des Nazis et de l’Italie mussolinienne obligeait les forces politiques de droite en Europe occidentale (à l’ouest du « rideau ») à se démarquer de ceux qui – chez eux – avaient été les complices et les alliés du fascisme. Néanmoins les mouvances fascistes n’ont été contraintes qu’à abandonner le devant de la scène, pour se cacher dans les coulisses, sans pour autant disparaître.
En Allemagne occidentale, au nom de la « réconciliation » le pouvoir local et ses patrons (Etats Unis, accessoirement Grande Bretagne et France) ont laissé en place à peu près tous les auteurs de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. En France les Vichystes ont fait leur réapparition sur la scène politique avec Pinay et amorcé le procès des « liquidations  abusives»  pour fait de collaboration attribuées à la Résistance. En Italie le fascisme s’est tenu silencieux, mais est toujours resté présent dans les rangs de la Démocratie chrétienne et de l’Eglise catholique. En Espagne le compromis de « réconciliation » imposé en 1980 par la Communauté européenne (devenue par la suite l’Union Européenne) a interdit purement et simplement le seul rappel des crimes franquistes.
Le ralliement des partis socialistes et sociaux-démocrates de l’Europe occidentale et centrale aux campagnes anti-communistes engagées par les droites conservatrices a sa part de responsabilité dans le retour ultérieur du fascisme sur la scène. Ces partis de la gauche « modérée » avaient pourtant été authentiquement et résolument antifascistes. Il faudra désormais l’oublier. Avec la conversion de ces partis au social libéralisme, leur adhésion inconditionnelle à la construction européenne conçue systématiquement pour garantir l’ordre capitaliste réactionnaire et leur soumission non moins inconditionnelle à l’hégémonie exercée par les Etats Unis, entre autre à travers l’OTAN, s’affirme le bloc réactionnaire qui rassemble les droites classiques et les sociaux-libéraux et qui pourrait intégrer si nécessaire les nouvelles extrêmes droites.
Par la suite la réhabilitation des fascismes de l’Europe de l’Est a été conduite tambour battant à partir de 1990.
Toutes les mouvances fascistes des pays concernés avaient été les alliés fidèles ou les collaborateurs à des degrés divers de l’hitlérisme. A l’approche de la défaite  un grand nombre de leurs dirigeants actifs avaient été redéployés à l’ouest et avaient pu de ce fait se « rendre » aux armées des Etats Unis. Aucun d’eux n’a été remis aux autorités soviétiques, yougoslaves ou autres dans les nouvelles démocraties populaires pour être jugés pour leurs crimes (et ceci en violation des accords entre les Alliés). Ils ont tous trouvé refuge aux Etats Unis et au Canada. Et ils y ont été tous été choyés par les autorités pour leur féroce anti communisme !
Olha Ostriitchouk fournit dans son livre sur l’Ukraine tout ce qui est nécessaire pour établir sans contestation possible la collusion entre les objectifs de la politique des Etats Unis (et derrière eux l’Europe) et ceux des fascistes locaux d’Europe de l’Est (en l’occurrence de l’Ukraine). Par exemple que le « professeur » Dontsov, a publié au Canada, jusqu’à sa mort (en 1975) toute son œuvre violemment non seulement anti communiste (le qualificatif de judéo-bolchevisme va de soi chez lui), mais encore fondamentalement anti démocratique. La « révolution orange » (c'est-à-dire la contre révolution fasciste) n’en a pas moins été soutenue (et même financée et organisée) par les pouvoirs d’Etats dits démocratiques de l’Occident. Et tout cela continue … Plus tôt en Yougoslavie, le Canada avait également été le fourrier des Oustachis croates.
L’astuce à laquelle recourent les medias « modérés » (qui ne peuvent pas ouvertement reconnaître qu’ils soutiennent des fascistes avoués) pour cacher leur ralliement à cette aventure est simple : on substitue le qualificatif de « nationaliste » à celui de fasciste. Le professeur  Dontsov n’est plus fasciste, il est un « nationaliste » ukrainien, tout comme Marine Le Pen n’est plus fasciste, mais nationaliste ! (comme l’écrit Le Monde par exemple).
Or ces fascistes authentiques sont-ils véritablement « nationalistes », simplement parce qu’ils s’auto-qualifient de tels ? On peut en douter. Car une option nationaliste aujourd’hui ne mérite ce qualificatif que si elle remet en cause les pouvoirs des forces réellement dominantes dans le monde d’aujourd’hui, c'est-à-dire ceux des monopoles  des Etats Unis et de l’Europe. Or ces prétendus « nationalistes » sont amis de Washington, de Bruxelles et de l’OTAN. Leur « nationalisme » se réduit alors à la haine chauvine d’autres peuples voisins largement innocents, qui n’ont jamais été responsables de leurs malheurs : ce sont donc les Russes (et non le Tsar) pour les Ukrainiens, les Serbes pour les Croates, ou les « immigrés » pour les nouvelles extrêmes droites de France, d’Autriche, de Suisse, de Grèce et d’ailleurs.
La collusion qui associe aujourd’hui les forces politiques majeures aux Etats Unis (les deux partis, Républicains et Démocrates), en Europe (les droites parlementaires et les sociaux libéraux) et les fascistes de l’Est constitue un danger qu’il ne faut pas sous-estimer. Hilary Clinton s’est érigée en porte-parole d’avant-garde de cette collusion et pousse jusqu’à son terme l’hystérie guerrière. Plus encore que Bush (si cela est possible) elle opte pour la guerre préventive à outrance (et pas seulement la réédition de la guerre froide) contre la Russie (par un interventionnisme plus ouvert encore en Ukraine, Géorgie, et Moldavie entre autre), contre la Chine, contre les peuples en révolte en Asie, en Afrique et en Amérique latine. Malheureusement cette fuite en avant des Etats Unis, en réponse à leur déclin, risque de trouver suffisamment de soutiens pour permettre à Hilary Clinton d’être « la première femme, Présidente des Etats Unis » ! Gardons- nous d’oublier ce qui se cache derrière cette fausse féministe.
Sans doute le danger fasciste peut-il paraître encore aujourd’hui incapable de menacer l’ordre « démocratique » aux Etats Unis et en Europe à l’ouest de l’ancien « rideau ». La collusion entre les droites parlementaires classiques et les sociaux libéraux rend inutile pour la domination du capital le recours aux services d’extrêmes droites se situant dans des mouvances historiques fascistes. Mais alors que conclure des succès électoraux de ces extrêmes droites au cours de la dernière décennie ? Les peuples européens sont bel et bien eux également victimes du déploiement du capitalisme des monopoles généralisés à l’oeuvre (je renvoie ici à mon livre L’implosion du capitalisme contemporain). On comprend alors que, confrontés à la collusion droite/gauche dite socialiste, ils se réfugient dans l’abstention électorale ou le vote d’extrême  droite. La responsabilité de la gauche potentiellement radicale est ici majeure ; car si cette gauche avait l’audace de proposer des avancées réelles au-delà du capitalisme en place, elle y gagnerait la crédibilité qui lui fait défaut. Des gauches radicales audacieuses sont nécessaires pour donner aux mouvements de protestation et aux luttes défensives en cours, toujours émiettés, la cohérence qui leur manque. Le « mouvement » pourrait alors inverser les rapports de force sociaux en faveur des classes populaires et permettre des avancées progressistes. Les succès emportés par les mouvements populaires d’Amérique du Sud en sont le témoignage.
Dans l’état actuel des choses les succès électoraux des extrêmes-droites font bel et bien l’affaire du capitalisme en place. Ils permettent aux médias de confondre dans la même opprobre les « populistes de l’extrême droite et ceux de l’extrême gauche », et de faire oublier que les premiers sont pro-capitalistes (comme le montre la qualification qu’ils se sont donné d’extrême droite) et donc des alliés possibles, tandis que les seconds sont les seuls adversaires dangereux potentiels du système de pouvoir du capital.
On observe, mutatis mutandis, des conjonctures analogues aux Etats Unis, bien que son extrême droite ne se soit jamais qualifiée de fasciste. Le Mac Carthysme hier, les fanatiques des Tea party et les va-en-guerre (comme Hilary Clinton) aujourd’hui défendent ouvertement les « libertés »  – entendues comme exclusivement celles des propriétaires et des gérants du capital des monopoles – contre « l’Etat », soupçonné de céder aux demandes des victimes du système.
Une dernière observation concernant les mouvances fascistes : leur inclinaison à ne pas savoir s’arrêter dans leurs exigences. Le culte du chef et de l’obéissance aveugle, la valorisation acritique et suprême de constructions mythologiques pseudo ethniques ou pseudo religieuses qui véhiculent le fanatisme, le recrutement de milices d’action violente érigent le fascisme en force difficile à maîtriser. Les bavures, et même au-delà les dérives irrationnelles du point de vue des intérêts sociaux au service desquels les fascistes se rangent, sont inévitables. Un authentique malade mental, Hitler, a pu ainsi contraindre le grand capital qui l’avait mis en selle de le suivre jusqu’au bout dans sa folie, et gagner même le soutien très large de tout un peuple. Bien qu’il ne s’agisse là que d’un cas extrême et bien que Mussolini, Franco, Salazar, Pétain n’étaient pas des déficients mentaux, un bon nombre de leurs acolytes et hommes de main n’ont pas hésité dans leurs dérives criminelles.
Les fascismes du Sud contemporain
L’intégration de l’Amérique latine dans le capitalisme mondialisé du XIXe siècle reposait sur l’exploitation de ses paysans réduits au statut de « peons » et leur soumission par l’exercice des pratiques sauvages des pouvoirs directs des grands propriétaires, dont le système de Porfiro Diaz au Mexique constitue un bel exemple. L’approfondissement de cette intégration au XXe siècle a produit la « modernisation de la pauvreté ». L’exode rural accéléré, plus marqué et plus précoce en Amérique latine qu’en Asie et en Afrique, a substitué aux formes anciennes de la pauvreté rurale celles du monde contemporain des favellas urbaines. En parallèle les formes du contrôle politique des masses ont été « modernisées » par la mise en  place de dictatures, l’abolition de la démocratie électorale, l’interdiction des partis et des syndicats, l’octroi à des services  secrets « modernes » par leurs techniques de renseignement de tous les droits d’arrestation, de torture etc. On découvre alors que ces formes de gestion de la politique sont visiblement analogues à celles des fascismes dans les pays du capitalisme dépendant de l’Europe de l’Est. Les dictatures de l’Amérique latine du XXe siècle sont au service du bloc réactionnaire local (latifundiaires, bourgeoisies compradore et parfois classes moyennes bénéficiaires de ce mode de lumpen développement) mais surtout, derrière lui, du capital étranger dominant, en l’occurrence celui des Etats Unis, qui, pour cette raison ont soutenu ces dictatures jusqu’à leur renversement par l’explosion récente de mouvements populaires. La puissance de ces mouvements et les avancées sociales et démocratiques qu’ils ont imposées exclut – au moins à court terme – le retour de formes dictatoriales para-fascistes. Mais l’avenir demeure incertain : le conflit entre le mouvement des classes populaires et le capitalisme local et mondial est seulement amorcé. Comme tous les fascismes les dictatures d’Amérique latine n’ont également pas évité les dérives dont certaines leur ont été fatales. On pense à Videla prenant l’initiative de la guerre des Malouines pour capitaliser à son profit le sentiment national argentin.
Le lumpen développement propre au déploiement du capitalisme des monopoles généralisés à partir des années 1980 (je renvoie ici à mon livre L’implosion du capitalisme contemporain), prenant la relève des systèmes nationaux populaires de l’ère de Bandoung (1955-1980) en Asie et en Afrique a lui également produit des formes voisines à la fois de modernisation de la pauvreté et de modernisation de la violence répressive. Les dérives des systèmes post nassérien et post baasiste dans le monde arabe en fournissent de beaux exemples. Car il ne faut pas faire ici l’amalgame entre les régimes nationaux populaires de l’ère de Bandoung et ceux de leurs héritiers ralliés au néo-libéralisme mondialisé, au motif que les uns et les autres étaient « non démocratiques ». Les régimes de Bandoung, en dépit de leur pratique politique autocratique, bénéficiaient d’une légitimité populaire certaine, du fait à la fois de leurs réalisations effectives au bénéfice des majorités de travailleurs et de leurs positions anti-impérialistes. Les dictatures policières qui ont suivi ont perdu cette légitimité dès lors qu’elles acceptaient de se soumettre au déploiement du modèle néolibéral mondialisé et du lumpen développement qui l’accompagne. Le pouvoir populaire et national bien que non démocratique cédait alors la place à la violence policière tout court au service du projet néolibéral, antipopulaire et antinational.
Les soulèvements populaires des années récentes à partir de 2011 ont remis en question les dictatures concernées. Mais seulement remis en question. Une alternative ne trouva le moyen de se stabiliser que si elle parvient à combiner les trois objectifs autour desquels se sont mobilisées les révoltes : l’engagement sur la voie d’une démocratisation de la société et de la politique, des avancées sociales progressistes, l’affirmation de la souveraineté nationale.
Nous en sommes encore loin ; et c’est pourquoi les alternatives possibles dans l’horizon court visible demeurent multiples. Un retour possible au modèle national populaire de l’ère de Bandoung, peut être avec un zest de démocratie ? Une cristallisation plus marquée d’un front démocratique, populaire et national ? Un plongeon dans l’illusion passéiste qui prend ici la forme d’une « islamisation » de la politique et de la société ?
Dans le conflit qui oppose –dans beaucoup de confusion – ces trois réponses tendancielles possibles au défi, les puissances occidentales (les Etats Unis et leurs alliés subalternes européens) ont fait leur choix : le soutien préférentiel aux Frères Musulmans et/ou aux autres organisations « salafistes » de l’Islam politique. La raison en est simple et évidente : ces forces politiques réactionnaires acceptent d’inscrire l’exercice de leur pouvoir dans le néolibéralisme mondialisé (et donc abandonnent toute perspective de justice sociale et d’indépendance nationale) ;  et c’est cela le seul objectif poursuivi par les puissances impérialistes.
De ce fait le projet de l’Islam politique appartient à la famille des fascismes de sociétés dépendantes. Il partage en effet avec tous ces fascismes ses deux caractères fondamentaux : (i) la non remise en question de l’ordre capitaliste dans ce qu’il a d’essentiel (et ici cela revient à la non remise en cause du modèle de lumpen développement associé au déploiement du capitalisme néolibéral mondialisé) ; (ii) l’option pour des formes de gestion politique policière anti-démocratiques (interdiction des partis et des organisations, islamisation forcée des mœurs etc.).
L’option antidémocratique des puissances impérialistes (qui dément la rhétorique pro-démocratique dont sa propagande nous abreuve) accepte donc les « dérives » possibles des régimes islamiques en question. Car, comme les autres fascismes et pour les mêmes raisons, ces dérives sont inscrites dans les « gênes » de leurs modes de pensée : la soumission indiscutée aux chefs, la valorisation fanatique de l’adhésion à la religion d’Etat, la constitution de groupes de choc employés à imposer la soumission. Dans les faits, et on le voit déjà, le projet « islamiste » n’avance que dans la guerre civile (entre autre entre sunnites et chiites) et ne produit rien d’autre que le chaos permanent. Ce mode de pouvoir islamiste est donc le garant que les sociétés concernées demeureront dans l’incapacité absolue de s’affirmer sur la scène mondiale. Force est de constater que les Etats Unis sur le déclin ont renoncé à obtenir mieux – un pouvoir local stabilisé et soumis – en faveur de ce « second best ».
On retrouve des évolutions et des options analogues ailleurs que dans le monde arabo-musulman, dans l’Inde hindouiste par exemple. Le BJP qui vient de gagner les élections en Inde est un parti religieux hindouiste réactionnaire qui accepte d’inscrire son pouvoir dans le néolibéralisme mondialisé. Il est le garant que l’Inde sous son gouvernement reculera dans son projet d’émergence. Sa qualification de fasciste ne force donc pas beaucoup la réalité.
En conclusion, le fascisme est de retour à l’Ouest, à l’Est et au Sud ; et ce retour est associé naturellement au déploiement de la crise systémique du capitalisme contemporain des monopoles généralisés, financiarisés et mondialisés. Le recours aux services de la mouvance fasciste par les centres dominants de ce système aux abois, déjà à l’œuvre ou qui pourraient y être invités, nous invite à la plus grande vigilance. Car cette crise est appelée à s’approfondir et, en conséquence,  la menace d’un recours aux solutions fascistes devient une menace réelle. Le ralliement de Hilary Clinton aux thèses des va-en-guerre de Washington n’inaugure pour l’avenir immédiat rien de bon.

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