lundi 13 mai 2013

UN Intellectual history interv SAMIR AMIN







UNITED NATIONS INTELLECTUAL HISTORY PROJECT
The graduate School and University Center, City University of New York
365 Fifth Avenue
New York, NY 10016









TRANSCRIPTION DE L’INTERVIEW DU

PR. SAMIR AMIN


PAR

YVES BERTHELOT


Paris, le 30 avril 2002







Transcrit par Dosithée Berthelot


            YVES BERTHELOT : Interview de Samir Amin par Yves Berthelot, le 30 avril 2002, à Paris.
           
Merci d’avoir accepté cette interview. Nous allons nous tutoyer, si tu le veux bien. Avant de passer à tes idées, à ce que tu as fait aux Nations Unies, à comment tu vois l’aujourd’hui et le demain des Nations Unies, nous commencerons par ce qui a formé ta personnalité et ton histoire. Dans ta vision du monde, dans ta vision de l’économie, que peux-tu attribuer à quatre grands groupes de personnes ou faits : à tes parents, ta famille, ton entourage, à tes études, aux personnalités que tu as eu l’occasion de rencontrer à cette époque-là et, bien entendu, aux évènements qui ont marqué ton enfance, ton adolescence, disons jusqu’à 22-23 ans ?

            SAMIR AMIN : Je te remercie et je comprends bien l’utilité de cette introduction. Je suis né en Égypte en 1931, d’un père égyptien, médecin, et d’une mère française, également médecin. Le milieu familial, bourgeois, n’était pas un milieu réactionnaire. Du côté de ma mère, c’étaient des jacobins décidés et du côté de mon père, wafd de gauche, c’est à dire démocrate bourgeois à convictions à la fois nationalistes mais modernistes et non anti-européennes, au sens culturel du terme.

J’ai été au lycée français. Cela se passait pendant la deuxième guerre mondiale. J’ai un souvenir excellent de ce lycée. Contrairement à tous les racontars à la mode, il était d’un haut niveau culturel et d’un contenu fort progressiste. J’ai appris, au lycée, sur l’histoire de l’Égypte, plus que les Égyptiens n’ont appris dans les écoles égyptiennes, et mieux. Quand je compare, par exemple, le lycée avec ce que dit Edward Said, un ami, qui est sorti des écoles anglaises, du Victoria College ! Ce Collège était une horreur, son enseignement et son personnel racistes, colonialistes, dans le sens le plus violent des termes. Le lycée ne l’était pas du tout, au contraire. A l’époque, les élèves, tout au moins les élèves égyptiens qui constituaient une forte minorité, étaient extrêmement politisés à partir du secondaire. Nous nous partagions en deux catégories, communistes et nationalistes. C’étaient les labels que nous nous donnions à nous-mêmes. Les nationalistes étaient anti-britanniques, pas nécessairement pro-allemands et encore moins pro-nazis, parce qu’ils ne savaient pas trop ce que cela voulait dire. Ils étaient fondamentalement anti-britanniques et rien de plus. Ceux qui s’intitulaient communistes donnaient à la dimension sociale du problème plus d’importance et liaient la question de l’impérialisme et du colonialisme à celle de la structure de classe de la société égyptienne comme on disait alors. J’appartenais au groupe qui se proclamait
communiste, bien entendu.

J’ai fait ensuite mes études supérieures en France. J’ai fait un doctorat d’économie politique, soutenu en 1957, et j’ai fait parallèlement Sciences-Po et l’Institut de statistiques de l’INSEE (Institut National des Statistiques et Études Économiques). Au sortir de ces études, je suis rentré en Égypte en 1957. Je n’avais pas envisagé une carrière universitaire. Je suis entré dans la bureaucratie-technocratie de gestion nationale.  – Mon retour coïncidait avec le moment des grandes nationalisations en Égypte –. Je travaillais donc dans la gestion du secteur public. Cette période passée en Égypte a été courte et fort tourmentée.

 J’appartenais au parti communiste, clandestin à l’époque, et le directeur de l’Organisme économique (en arabe la « mouassassa ») où je travaillais et qui avait pour charge la gestion du secteur public était lui-même communiste. En janvier 1959, il y a eu une grande vague d’arrestations dont celle de mon directeur, Ismaïl Abdallah. Je suis resté un an de plus en Égypte, toujours dans les mêmes fonctions et toujours militant dans la clandestinité. Cela m’a amené à devoir quitter le pays plus rapidement que prévu, en janvier 1960.

Je suis arrivé à Paris et je ne voulais pas être un émigré politique parce que je voyais autour de moi les dégradations qui opèrent dans le milieu des émigrés politiques qui vivent dans l’illusion qu’ils continuent à agir dans leur pays. Ayant été étudiant en France de 1947 à 1957, j’avais été militant très actif dans l’UNEF (Union des Étudiants de France), dans le parti communiste, et aussi dans les organisations d’étudiants anticolonialistes, que ce soit celles des pays arabes, dont l’Égypte, ou celles des pays asiatiques et africains qui étaient représentées en nombre à Paris à l’époque, les plus actifs étant les Vietnamiens, bien sûr, mais aussi les Algériens, les Nord-Africains et les Africains Noirs. C’est là que j’ai fait connaissance avec une bonne partie de ce qui deviendra le personnel politique de l’Afrique Noire francophone, et des jeunes du Moyen Orient qui étaient très nombreux à l’époque, Égyptiens, Syriens, Irakiens.

Donc, de retour à Paris, je me suis dit que j’allais essayer de me réinsérer dans un pays où je pourrais continuer à participer à un travail intéressant, politiquement utile, en choisissant donc un système où l’on croit pouvoir faire des choses qui ne sont pas contraires à ses convictions profondes. J’ai choisi à ce moment-la le Mali, parce que le Mali venait de prendre, en septembre 1960, une orientation à gauche. C’est comme cela que je suis devenu expert, enfin expert entre guillemets, au Plan malien.
           
Entre temps, j’avais fait un petit séjour qui avait été très formateur, pour moi, au SEEF (Service des Études Économiques et Financières). C’était Claude Gruson qui en était le Directeur à l’époque, une personne remarquable, qui est devenu un ami, décédé récemment. C’est au SEEF, pendant un séjour court, qui n’a duré que six mois, que j’ai appris véritablement la manipulation de la macroéconomie dans un esprit de planification, d’une manière plus concrète. Parceque ce que je faisais à la  « Mouassassa » (l’organisme économique) en Égypte, de 1957 à 1960, c’était de suivre la représentation de l’État dans les conseils d’administration d’à peu près tout : les banques, les compagnies d’assurances, les industries, toutes les industries pratiquement jusqu’aux moyennes, les transports, les grands services, le grand commerce, etc. L’État était représenté aux côtés d’une représentation des travailleurs qui était prétendue sociale. On avait à faire le travail des conseils d’administration, c’est  dire de la politique microéconomique, disons, mais en tenant compte des instructions du Plan, de la politique macroéconomique. Cela m’a appris également beaucoup de choses sous un autre angle, celui de comment on peut traduire, bien ou mal, des orientations générales - macro -  en termes de choix de politiques - micro – au niveau des entreprises. Je suis passé de là au SEEF, qui fut ma deuxième formation, très différente, et à partir de là, je suis allé au Mali.
           
C’était Jean Bénard, avec Charles Betelheim, mais c’était surtout Bénard, qui était l’expert numéro un choisi par le gouvernement malien pour aider à l’encadrement du Plan et j’étais la personne sur place qui s’en occupait. J’ai occupé ce poste pendant trois ans, 1960-1963. Cela a été ma troisième formation, où j’ai appris également beaucoup de choses. Simultanément, je me suis rendu compte que ce que j’avais vu se dérouler en Égypte, je le voyais se reproduire de la même manière, que je jugeais tout à fait négative dans une perspective à plus long terme. Non pas tant par les faiblesses de la macroéconomie choisie que par son contenu social, le dérapage social de son contenu de moins en moins progressiste, prenant de moins en mois en considération la perspective plus lointaine : développement pour qui ? développement pour quoi ? L’autre dimension est celle de rattraper, entre guillemets parce que dans la réalité on ne pouvait guère rattraper ni dans un cas ni dans l’autre,  de  maximiser la croissance, fut-ce au prix d’une dégradation des conditions sociales et surtout fut-ce au prix d’un mépris total de la démocratie, pas seulement de la démocratie politique à travers le système du parti unique, mais de la démocratie sociale, c’est à dire de la participation réelle des travailleurs dans la prise de décision.

Voyant que cette situation se reproduisait, je me suis dit qu’il valait mieux, comme je me sentais plus étranger au Mali que je ne l’étais en Égypte, que je m’en aille avant qu’on me demande de partir ! C’est à ce moment-là que mon ami Jean Bénard m’a dit : « Pourquoi ne penses-tu pas à une carrière universitaire ? » C’est cela qui m’a amené à passer l’agrégation d’économie. Ayant donc obtenu cette agrégation, je disposais effectivement d’une autre carte possible, celle de l’enseignement. J’ai donc été dans l’enseignement dans divers endroits. Les principaux ont été Dakar et Vincennes, à l’époque, et qui est Saint-Denis (Paris VIII) maintenant, où, après 1968, s’amorçait l’une des meilleures expériences à mon avis de repenser véritablement tout l’enseignement des sciences sociales et humaines, avec beaucoup de liberté, dans des équipes extrêmement sympathiques et inventives.

Il y a eu le petit intermède, ce n’est pas très important, de professeur à l’IDEP (Institut Africain de Développement Économique et de Planification). J’ai démissionné de l’IDEP à ce moment-là parce que j’ai vu que c’était « bidon », mal pensé.

YB : Là, il faut, si tu le veux bien, en dire plus sur l’IDEP puis que tu as abordé le sujet.

SA : J’ai fait un premier séjour à l’IDEP, qui n’a pas été très long. Je suis très rapidement, arrivé à la conclusion, que le projet avait été mal pensé. C’était un projet des Nations Unies, bien entendu. Il avait été conçu comme un projet d’enseignement de techniques dites de planification, un peu au rabais, alors que ce qui me semblait nécessaire, en Afrique comme ailleurs, c’était un centre de réflexion sur la nature des défis dans toutes leurs dimensions, y compris économiques bien entendu, et que l’enseignement soit un enseignement associé à la recherche et au débat, et non un enseignement de base. Comme enseignement de base à l’échelle de tout un continent, réunir une trentaine d’étudiants me paraissait grotesque et, de plus, nous serions en concurrence - et mal placés dans la concurrence -, non seulement avec de bonnes universités nationales, mais avec toutes les universités qui, à travers le monde, pouvaient recevoir et recevaient des étudiants africains pour ce genre d’enseignement.  Le projet me paraissait donc avoir été mal conçu, conçu disons dans ce que j’ai appelé avec un peu de mépris le paternalisme expert, sans réflexion politique et sans ambition.
           
YB : Est-ce parce qu’on transposait des instruments ?
           
SA : Oui. On transposait des instruments sans se poser de questions concernant les problèmes que les sociétés africaines avaient à résoudre. J’ai démissionné en envoyant à U Thant une lettre, sans grand espoir, en lui disant tout simplement « Je quitte l’IDEP parce que je pense que ce projet est mal conçu pour des raisons 1, 2, 3, etc. ». Ce qui a amené les Nations Unies, trois ans plus tard, après une mission d’évaluation qui avait conclu, en partie tout au moins, dans la direction de ce que j’avais écrit dans ma lettre à U Thant, à m’inviter  à New York pour me proposer le poste de Directeur.
           
YB : C’était Philippe de Seynes qui vous le proposait ?
           
SA : C’était Philippe de Seynes, un homme extraordinairement sympathique et intelligent. Philippe de Seynes, à qui ma lettre à U Thant avait été transmise,  s’est dit, après la mission d’évaluation, « Pourquoi ne pas inviter Samir Amin et discuter avec lui ? » Nous avons sympathisé très vite, tout de suite même. On s’est même tutoyé très rapidement. Je lui ai dit : « Écoute, cela va être une rigolade. Tu m’offres le poste de Directeur de l’IDEP mais je ne l’accepterai qu’à condition que vous acceptiez mes conditions, c’est à dire d’en faire autre chose que ce que c’est et je sais qu’il y aura des adversaires puissants à cela, pas tellement dans les gouvernements africains – quelques-uns sans doute – mais surtout dans d’autres milieux dirigeants des Nations Unies, les Américains en particulier. Ils auront ma peau dans les trois mois qui suivront ma nomination». Et Philippe de Seynes m’a dit « Cela prendra beaucoup plus de temps ! » Il a eu raison, cela a pris dix ans.

Pendant dix ans, ou presque, disons pendant huit ans, j’ai pu faire effectivement ce que j’avais proposé dans ma critique du premier IDEP, c’est à dire d’en faire un centre de réflexion, la formation étant le produit associé à cette réflexion. Cette action se faisait à travers des formules diverses, entre autre en se déplaçant pendant un mois ou deux dans un  pays et pour y travailler avec les gens des Plans ou des ministères économiques, les étudiants et les professeurs.   On constituait donc des équipes collectives pour discuter à la fois de la nature des problèmes et de l’élaboration des politiques économiques mises en oeuvre pour y faire face.

La formule a donné, je crois, quelques résultats car le souvenir de l’IDEP, en Afrique, est assez vivant et dans l’ensemble c’est un bon souvenir pour tous ceux qui y ont participé. Mais comme je l’avais prévu, je ne pensais pas que ce serait éternel. Je dois dire que j’ai bénéficié de circonstances qui, au départ, m’ont facilité la tâche : la protection de Philippe de Seynes et celle de Gardiner alors secrétaire exécutif de la CEA. Bien que Gardiner fut un conservateur dont je ne partageais pas du tout les opinions, c’était un homme droit, honnête, qui faisait confiance à ses collaborateurs. Nous avons rapidement sympathisé. Je lui ai dit : « Nous avons des opinions différentes, mais voilà ce que je veux faire » et il m’a laissé faire, disant « Je ne vous mettrai pas de bâtons dans les roues mais si vous vous cassez la figure, ce sera de votre faute », ce qui était tout à fait correct comme attitude. Mais, lorsqu’il a pris sa retraite, et que sa succession a été reprise par Adedeji, l’atmosphère a changé tout à fait. Adedeji s’est comporté véritablement en autocrate, on pourrait ajouter africain mais il y a d’autres autocrates dans le monde, qui ne sait pas déléguer de pouvoirs et qui ne sait pas accepter que les institutions aient leur propre vie. En même temps, au sein du PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement), qui finançait le projet, les gens étaient plus ou moins malveillants mais ils se contentaient de me faire une petite guérilla bureautico-administrative sur le détail, sans vision. Le PNUD a mené la bataille contre moi de façon extrêmement malhabile. Ses fonctionnaires ne comprenaient pas la nature du défi que je représentais. Ils ont mené une petite guérilla du genre : « Vous avez fait un mémo sur le voyage de Monsieur Untel, il manque trois lignes pour dire s’il est revenu le soir ou le matin… » !

YB : Ils n’avaient pas de projet alternatif !

SA : Pas le moindre projet alternatif. Lorsque Doo Kingue a pris la direction Afrique du PNUD (il était l’administrateur adjoint pour l’Afrique, l’administrateur en chef étant américain), allié à Adedeji, ils ont alors franchement ouvert le feu. Mais toujours sans principe.
Les deux ont mené une guerre sans avoir de projet alternatif. Ils se contentaient de prendre des oukazes m’interdisant de faire ceci, m’interdisant de faire cela, m’obligeant à demander une autorisation avant de faire quoique ce soit, de manière à paralyser le travail.

Je me suis dis que nous étions arrivés au terme de l’entreprise. On ne m’a pas chassé, je suis parti. Mais j’avais préparé mes arrières, en créant, à partir de l’IDEP, au sein de  l’IDEP pour un moment, trois institutions. L’une, c’est l’ENDA (Environnement pour le  Développement de l’Afrique) et j’avais tout de suite délégué le pouvoir de gérer cette institution à Jacques Bugnicourt qui était professeur à l’IDEP ; la seconde était le CODESRIA (Council for Development of Economic and Social Research in Africa), sur le modèle du CLACSO (Conseil Latino-Américain des Sciences Sociales) latino-américain, un conseil des sciences sociales, une sorte de fédération des instituts et des centres de recherche universitaires et para-universitaires africains pour organiser un débat, disons le débat systématique sur la nature des problèmes, des défis, etc., dans toutes leurs dimensions. J’avais créé ces institutions pour qu’elles soient indépendantes, en les définissant d’abord comme des programmes de l’IDEP, de manière à obtenir leur premier financement, dans l’idée que dès qu’elles seraient capables de vivre par elles-mêmes, il fallait qu’elles prennent leur indépendance.

YB : Tu en as parlé de trois institutions, mais tu n’en as mentionné que deux.

SA : Il y a l’ENDA, le CODESRIA et le Forum du Tiers Monde. Quand je suis parti de l’IDEP, je m’étais un peu réservé de prendre la coordination du Forum du Tiers Monde, qui est ma fonction jusqu’à présent. Je suis à la retraite depuis pas mal de temps mais je continue à être aussi actif comme coordinateur du Forum du Tiers Monde.

Je dirai que dans ma vie trois types d’activité se sont toujours articulées l’une à l’autre : l’enseignement, la technocratie, c’est à dire le travail dans la gestion économique, d’une manière ou d’une autre, et la politique. Les trois sont pour moi inséparables. Je pense que cela donne un avantage sur ceux qui sont soit exclusivement des politiciens, soit  uniquement des universitaires, des enseignants, soit exclusivement des technocrates de l’administration.

Ceci m’a amené à connaître les Nations Unies de près.
YB : Attends, nous étions partis d’une seule question sur la formation et tu es arrivé déjà en 1980 ! Tu étais effectivement bien formé à 50 ans !

Dans ta jeunesse, dans ta période d’études et quand tu étais en Égypte, il y a eu pas mal d’évènements. Tu n’en as mentionné aucun. Il y a eu Bandoeng, il y a eu la nationalisation du Canal  ..

SA : Oui, revenons là-dessus. Quand je suis arrivé en France en 1947 - je suis arrivé immédiatement après le premier bac -  j’ai fait mon deuxième bac, qui était mathélem, à Paris. J’étais au lycée Henri IV et j’ai adhéré tout de suite au parti Communiste. J’étais un militant convaincu. Je n’étais d’ailleurs pas du tout destiné à faire de l’économie. J’étais destiné à faire de la physique. J’étais, paraît-il, mes professeurs le disaient, assez fort dans ce domaine et les professeurs du lycée Henri IV voulaient que je fasse hypotaupe, taupe, Normal-Sup. Mais j’ai choisi l’économie. Ceci a fait crier tous mes professeurs qui envoyaient des lettres à mes parents en disant que c’était une honte que Samir abandonne la physique pour faire du droit. Heureusement,  j’avais des parents tolérants qui m’ont laissé faire ce que je voulais ! À l’époque, pour étudier l’économie, il fallait commencer par la licence en droit. J’avais choisi le droit, en vue de faire de l’économie. J’ai fait Sciences-Po en même temps, parce que cela me paraissait offrir des possibilités d’une vie professionnelle beaucoup plus proche de ma préoccupation militante, que d’être physicien où l’on est obligé de faire une coupure totale entre sa vie professionnelle et sa vie politique, si l’on veut en avoir une.

YB : C’est amusant, parce que tu as mentionné Gruson tout à l’heure, or Gruson est responsable du fait que toute ma génération, mon année à l’X a choisi l’INSEE (Institut National des Statistiques et des Études Économiques) parce qu’il avait donné comme argument – et il s’est trompé – que c’est l’économie et les économistes qui vont diriger : « Abandonnez ces métiers d’ingénieurs. Faites de l’économie pour avoir le pouvoir ! » Le pouvoir n’a été ni aux ingénieurs ni aux économistes  mais aux énarque et aux technocrates ! C’est assez amusant !

SA : C’est vrai !. J’étais donc très militant. À l’époque, en droit et en économie, on n’allait pas aux cours. Je n’ai pas le souvenir d’avoir suivi un seul cours, j’achetais les polycopiés que l’on commençait à lire trois mois avant les examens. On avait donc toute l’année pour faire ce que l’on voulait, militer, etc. Cela ne m’empêchait pas de me cultiver, c’est à dire de lire beaucoup. En ce temps-là - je compare avec les générations ultérieures que j’ai connues comme étudiants - on lisait beaucoup plus et on lisait des choses sérieuses. Moi, j’ai lu - je n’étais pas le seul, c’était assez courant – Keynes. On ne lisait pas du keynésianisme revu et simplifié par les professeurs. On lisait directement Marx. On lisait directement Bohm Bawerk. On lisait directement les classiques, on lisait Adam Smith, on lisait Ricardo. On ne se contentait pas de cours de présentation simplifiée, dite pédagogique. On pouvait donc être bon étudiant, et je dirai même étudiant brillant, sans suivre les cours mais en lisant beaucoup.

YB : Il n’y avait donc pas de professeurs marquants ?

SA : J’en ai eu quand j’ai fait ma thèse de doctorat, c’étaient Perroux et Maurice Byé. J’ai eu la chance d’avoir Perroux qui était extrêmement libéral, au bon sens du terme. Perroux savait que j’allais écrire une thèse marxiste. Cela ne l’a pas gêné. Il m’a dit : « Je suis là simplement pour vous dire : ceci est mauvais, ce n’est pas argumenté ; vous l’argumenterez comme vous voulez. Je suis là pour vous dire que vous ne pouvez pas ignorer tel ou tel écrit ou tel ensemble de données ici ou là ». Et ma thèse était très ambitieuse puisque c’était L’accumulation à l’échelle mondiale. Je me proposais de lire le capitalisme non pas comme un mode de production abstrait, ce qui caractérisait la dérive du marxisme historique, mais comme un système mondial générant, entre autres, ce que l’on a appelé le sous-développement, c’est à dire la polarisation à l’échelle mondiale.

YB : C’est une idée qui a fait son chemin.

SA : C’est une idée qui a fait son chemin mais quand je pense que ma thèse a été défendue en 1957 – et que la thèse contraire, c’est à dire celle de Rostow, « les étapes du développement » - date de 1960, je dois dire que j’ai écrit un anti-Rostow avant Rostow.

YB : Par contre les dépendantistes avaient commencé à l’écrire.

SA : Non, les dépendantistes, c’est dans les années 1970, c’est après 1968. C’est donc beaucoup plus tardif.
YB : Il y avait quand même déjà à la CEPAL (Commission Économique Pour l’Amérique Latine)…

SA : Non, les dépendantistes se sont constitués contre la CEPAL. La CEPAL à l’époque c’était le  « dévelopementisme », (en espagnol desarollismo) c’est à dire rattraper par l’accélération de la croissance, avec des nuances plus ou moins sociales selon les cas, avec un degré d’autonomie et de capacité de marchandage avec le système ambiant plus ou moins fort selon les circonstances. La thèse donnait la priorité au développement dont on disait alors qu’il créerait un terrain social favorable pour la démocratie qui viendrait après. C’est cela le « dévelopementisme ».

YB : Quand même, l’échange inégal, c’était Prebish, Il y avait donc déjà une réflexion sur le système..

SA : Oui, oui. Il y avait des embryons, il y avait des éléments de critique du système mondial. D’ailleurs, dans ma thèse, je parle beaucoup de Prebish, - et en termes élogieux -  sous cet angle. L’échange inégal est devenu à la mode à un moment, avec les abus que les modes impliquent. On a voulu faire de l’échange inégal le fondement de tout, alors que c’est seulement le sommet de l’iceberg, dessous il y a les structures sociales, etc. Les dépendantistes, je les ai connus dès le départ, puisque j’ai assisté à leur premier grand congrès, à Mexico en 1972. Il y avait Fernando Henrique Cardoso, Pablo Gonzalez Casanova qui sont devenus de grands amis ; il y avait les plus anciens, Celso Furtado, Darcy Ribeiro ; il y avait des jeunes, maintenant moins jeunes, comme Emir Sader qui est très actif au Brésil à l’heure actuelle ; il y avait tout le monde. C’est à ce moment que j’ai fait connaissance également d’ Andre Gunder Frank, d’Anibal Quijano, de Teotonio dos Santos et pratiquement d’un grand nombre de Latino-Américains. Ils s’étaient constitués en révolte contre le « dévelopementisme » en disant : « le rattrapage, c’est impossible ; le capitalisme, fondamentalement, ne permet pas de rattraper ». En plus, se greffait là-dessus la théorie -  en partie largement juste à mon avis - selon laquelle l’Amérique latine n’était pas féodale  parce qu’elle avait été façonnée dès le départ par le capitalisme mercantiliste européen et qu’elle n’avait pas de passé féodal. Donc, dès l’origine, elle avait été constituée comme périphérie, les fonctions de la périphérie évoluant en relation avec l’évolution du capitalisme dans son ensemble.
Ma thèse partait de l’Égypte.  Je pensais beaucoup plus en termes afro-asiatiques, c’est à dire à partir de sociétés qui avaient été authentiquement pré-capitalistes, dans des formes diverses, et intégrées beaucoup plus tard, non pas façonnées intégralement par l’expansion capitaliste, mais déformées par celle-ci. Ces déformations étaient telles qu’elles rendaient le rattrapage impossible, et derrière lui l’idéologie bourgeoise libérale (celle dont mon père était un défenseur : il faut imiter les Européens, il n’y a pas d’autres choses à faire que de les imiter dans tous les domaines, dans l’économie mais aussi dans la pensée, la politique, la démocratie etc) vaine. C’était une impasse, un cul-de-sac et, par conséquent, il fallait oser penser en termes de socialisme, en termes de rupture avec les fondements du capitalisme. Cette vision rejoignait celle des dépendantistes et je me suis retrouvé très lié à eux, eux qui partaient d’une vision latino-américaine, pratiquement exclusivement, et nous - je dis nous parce que je n’étais pas le seul – qui partions d’une vision afro-asiatique.

A Paris, j’ai été militant, c’est à dire que j’ai suivi toute l’histoire de cette période, puisque j’étais en France, la guerre du Vietnam, la guerre d’Algérie à ses débuts puisque je suis parti en 1957, et surtout l’intermède, le tournant de 1955 : Bandoung. J’ai milité avec d’autres communistes égyptiens, notamment Ismaïl Abdallah que j’ai connu à cette époque, dans une revue dont Maxime Robinson était le directeur, parce qu’il fallait un directeur français, qui s’appelait Moyen Orient et qui était en avance sur son temps, sur la question du « neutralisme positif », comme cela s’appelait alors, c’est à dire du futur non-alignement. Dès 1950 puis quand il y a eu Bandoeng en 1955, j’ai été de ceux qui ont vu dans ce moment un tournant dans l’histoire. Cela allait conduire non seulement à l’indépendance des pays qui ne l’avaient pas encore acquise - la majorité de l’Afrique  (ce qui est arrivé dans les quelques années qui ont suivi) -  mais également au grand moment du développement, à l’affirmation de la volonté de développement. Le terme était bien sûr très général, très vague – et prenait forcément des colorations diverses, en fonction des considérations politiques internes propres à chaque mouvement de libération nationale. Des nuances – et plus que des nuances - dans ses dimensions sociales et dans sa remise en question de l’ordre impérialiste, tout au moins l’ordre impérialiste ancien. Un ordre fondé sur la spécialisation dans les matières premières et les produits primaires, et l’échange inégal qui va avec. De sorte que les débats concernant l’échange inégal, comme souvent dans l’histoire, venaient en fin de période, au moment où le problème commençait peut-être à perdre son importance centrale. Il avait été plus important dans l’histoire à des époques antérieures mais il n’avait pas été vu et on en prenait la mesure au moment où - je ne dis pas que c’était trop tard - mais où la page commençait ou pouvait commencer à être tournée.

YB : Pouvait commencer, car pour l’Afrique on en est encore là.

SA :  Oui, pour l’Afrique, on est encore dans cette phase dépassée ailleurs. L’Asie, l’Amérique latine en sont largement sorties.

1955 Bandoung, 1956 la nationalisation du canal de Suez. Ma thèse était prête en juin 1956, j’aurais dû rentrer en Égypte cette année-là, mais la nationalisation m’a amené à être très actif, à m’adonner pendant un an à la vie militante, ce qui était ma préoccupation principale. J’ai donc remis ma soutenance de thèse à plus tard, ce qui explique que je ne suis rentré en Égypte qu’en 1957. Cette période a donc été une période politiquement très intense autour de la nationalisation du canal, la guerre d’octobre 1956, la constitution du front des non-alignés, la perspective de l’indépendance africaine, tout cela dans un temps très court. S’y ajoute, sur le plan politique, l’attitude de moi-même et de nous autres  communistes à l’égard du nassérisme : est-ce que ce que j’appelle maintenant ces expériences nationales-populistes pouvaient constituer une étape, avec toutes ses contradictions éventuelles, qui pourrait être dépassée à gauche sur un long chemin de construction du « socialisme », ou bien enfermaient-elles dans une impasse dès le départ ? Moi, j’étais de ceux qui ont pensé, assez rapidement - mais mes opinions ont varié selon les moments - qu’il s’agissait d’une impasse. Les arrestations en Égypte m’ont donné raison. La fragilité de l’alliance entre les communistes et le régime  - alliance qui explique que je pouvais être fonctionnaire à ce moment-là et que mon directeur pouvait lui aussi être communiste et connu comme tel – a été de courte durée.

Tout cela a été un moment politiquement extrêmement important et a correspondu aussi à l’amorce du divorce soviéto-chinois. En 1957, il y eut les premières prémices et en 1959-1960, c’était clair. Je me suis rangé très rapidement, dès 1957, du côté chinois, en pensant que la critique que les Chinois adressaient aux Soviétiques, à savoir que ce qu’ils construisaient était finalement du capitalisme, que cela conduirait au capitalisme, dit avec des phrases qui méritent d’être relues aujourd’hui : («Un capitalisme sans capitalistes deviendra un capitalisme avec capitalistes ») que cette critique était juste.

YB : Mais trouves-tu que les Chinois évoluent très différemment ?

SA : Non, mais cela est une autre affaire ! Mao le disait d’ailleurs et sa critique n’était pas seulement la critique du parti communiste de l’Union Soviétique, mais également celle du parti communiste chinois lui-même. Il disait : « La bourgeoisie est dans le Parti, elle n’est pas hors du Parti ; l’ennemi n’est pas à l’extérieur mais à l’intérieur même ». C’était donc assez naturel que je me range du côté du maoïsme dans ces conditions.

J’étais aussi actif en relation avec les mouvements de libération parce que j’attribuais une importance décisive à ces mouvements et aux chances qu’ils permettaient dans certaines circonstances, en se radicalisant, de faire mieux qu’un national populisme alors déjà dans l’impasse. Par conséquent, j’ai beaucoup travaillé avec les mouvements de libération, en particulier pour ce qui concerne l’Afrique Noire, avec la FEANF (Fédération des Étudiants d’Afrique Noire en France). C’est là que j’allais connaître tous ceux qui par la suite allaient devenir de bons ou de mauvais dirigeants du continent africain. C’est à cette époque que j’ai connu Houphouët-Boigny, Senghor, Hamani Diori, Ouezzin Coulibaly et bien d’autres. Nous étions en rapports tantôt amicaux, parfois conflictuels. Nous, je veux dire  les  associations d’étudiants d’une part et les dirigeants, soit du RDA (Rassemblement Démocratique Africain) soit d’autres partis du mouvement de libération nationale au sens large du terme d’autre part.

YB : Et Modibo Keita en était-il ?

SA : Non, Modibo Keita était jeune à l’époque ; c’était Mamadou Konaté qui comptait. Pour la région, le personnage le plus remarquable était Ouezzin Coulibaly. Houphouët nous apportait un soutien financier, ce qui est assez amusant. Il nous l’a apporté jusqu'à l’indépendance. C’est à ce moment-là qu’il a véritablement fait un choix de rupture avec la gauche du RDA et tout ce qui tournait autour.

YB : Tu n’as pas mentionné Sékou Touré.

SA : Sékou Touré venait beaucoup plus rarement en France. Il appartenait à la catégorie de ceux qui se battaient dans les syndicats, sur place en Guinée. Les autres étaient souvent des parlementaires, soit au Parlement français, à l’Assemblée nationale, soit à l’Assemblée de l’Union française et on les voyait souvent à Paris. Nous avions un journal Etudiants anticolonialistes. Dans nos rapports avec ces dirigeants, nous étions pleins de nuances et parfois d’ambiguïté, nous savions qui nous soutenait et pourquoi, quelles étaient leurs limites dans leurs visions de l’avenir de l’Afrique.

YB : Tu as dressé une assez grande fresque de ton existence, formation et vie politique, et aussi de la formation de tes idées. Ce qui manque dans les évènements qui ont dû te marquer et que tu n’as pas encore mentionnés, c’est le nouvel ordre économique international.

SA : Oui,  mais c’est en 1975.

YB : Je sais bien, mais comme tu as été jusqu’en 1980…..

SA : Oui, mais là, je voudrais le lier à l’ONU et le prendre un peu dans le détail.

YB : À ce moment-là, nous pouvons  passer aux questions sur l’ONU. Tout de même, une chose encore. Je viens de lire ce que disait Adedeji, dans le chapitre sur la CEA (Commission Économique pour l’Afrique) pour l’Histoire Intellectuelle des Nations Unies. Évidemment, il fait une grande apologie de la période Adedeji - ce n’est pas très surprenant -  mais il insiste beaucoup sur le delinking. Quelle était ta position sur cette stratégie ? Il ne fait aucune référence au dépendantisme.

SA : Je suis l’un de ceux qui sont responsables de cette expression- déconnexion en français. Elle me paraît discutable et malheureuse ; j’entends le choix du mot, parce que dans les sciences sociales, on utilise forcément des termes du langage courant qui ont un sens courant mais qui n’ont pas exactement le même sens dans l’analyse qu’on se propose ou même qui ont différents sens selon la vision qu’on a du défi, de l’analyse politico-idéologique, qu’on fait sienne, de la stratégie qu’on propose.

Je défends mon point de vue avec force parce que j’ai toujours, ou tout au moins très tôt, défini ce que j’entendais par déconnexion en disant que ce n’est pas l’autarcie. Ce n’est pas « au revoir », nous émigrons vers une autre planète, nous rompons tous les liens, qu’il s’agisse d’échanges commerciaux, d’emprunts de technologie ou de participation à la vie politique de la planète pour vivre à part. Ce n’est pas cela du tout. C’est un choix  stratégique qui consiste à soumettre ses relations extérieures aux impératifs  du changement progressiste interne.

YB : C’est du Le Pen !

SA : Non, ce n’est pas du Le Pen ! Si tu veux faire une diatribe là-dessus ….

YB : C’est juste tentant de faire la remarque parce qu’il y a des mots ….

SA : Puisque tu dis cela : quand Le Pen dit « Je suis à gauche socialement et à droite économiquement »…

YB : C’est Hitler

SA : C’est Hitler. C’est la définition même du fascisme, et c’est de la démagogie mensongère pure ! Quand on est à droite économiquement, on est à droite socialement.

YB : Absolument, nous sommes bien d’accord.

SA : Le concept de déconnexion, c’est le contraire du concept d’ajustement structurel tel qu’il est entendu par la Banque Mondiale entre autres. J’emploie déjà le terme d’ajustement structurel dans ma thèse, en 1957, en disant : ce que le capitalisme, comme système mondial, impose c’est un ajustement structurel permanent des périphéries qu’il construit, une soumission permanente et renouvelée aux exigences du développement du centre. Or nous avons besoin du contraire de cet ajustement structurel permanent . Nous avons besoin de déconnecter, c’est à dire de contraindre le système, lui, à s’ajuster à des transformations internes et à ce qu’elles impliquent dans le domaine économique et dans les autres domaines de la vie sociale. Nous devons contraindre le système à s’ajuster aux exigences de notre développement, dans un sens progressiste entendu au sens large du terme,  en prenant en considération les étapes d’une évolution vers le socialisme.

J’ai traduit cela en termes économiques, marxistes,  en distinguant d’une part la loi de la valeur considérée à son niveau le plus haut d’abstraction, c’est à dire  comme expression du mode de production capitaliste (cette loi de la valeur commande la détermination à la fois des prix relatifs, des revenus réels, donc de la répartition du revenu, du taux de profit, donc des éléments-clés du capitalisme ) et d’autre part ce que j’appelle la loi de la valeur mondialisée procédant d’un regard sur le capitalisme qui voit en lui un système mondial.

Le terme « mondialisé », chez moi, remonte à 1957. La valeur « mondialisée » : c’est à dire comment fonctionne cette loi de la valeur sur la base de structures sociales qui ne peuvent pas être réduites au capital et au travail et qui passent par classes et nations, donc à travers les formes complexes de la structure sociale et politique mondiale. Dans ces conditions, nous avons besoin de rompre avec la soumission à la logique de loi de la valeur qui commande la reproduction du capitalisme mondialisé, de mettre en place les structures sociales d’abord, c’est la base, mais aussi les modes de gestion du système économique - la planification, disons, ou d’une façon plus large la régulation - sur la base d’une expression appropriée de loi de la valeur en conformité avec les exigences d’un développement socialement progressiste –conçu en termes d’étapes, évoluant donc dans le temps.  Et contraindre, autant qu’on le peut, le système non seulement à le tolérer mais à lui-même s’y ajuster. Ajustement du Nord aux exigences du développement du Sud et non pas ajustement du Sud aux exigences de la poursuite du développement du Nord.

YB : Disons au moins ajustement réciproque.

SA : Oui, si tu veux « ajustement réciproque ». Je n’y vois pas d’inconvénient, et c’est cela mon concept de déconnexion. Bien entendu, comme tout mot qui a un écho politique, et il l’a eu, il risque de devenir n’importe quoi. Il m’est arrivé d’en discuter avec Nyerere qui aimait beaucoup le terme de delinking et j’ai été persuadé très rapidement qu’il n’y comprenait pas grande chose, que pour lui cela voulait dire tout autre chose. Il y avait dans son discours un écho de ce que j’appelle le culturalisme : nous avons nos valeurs etc. Quand je disais « la » valeur, lui pensait « les » valeurs. Ce terme  de déconnexion a donc été parfaitement intégré dans le discours national-populiste (et tu citais Adedeji qui n’est jamais allé au delà)mais il perdait complètement sa rigueur.

YB : Tu as parlé de mode de gestion, à l’instant. Tu n’as pas mentionné ta participation, peut-être lointaine mais quand même réelle, aux tentatives algériennes des années 1970 d’essayer de développer non seulement des modalités de gestion mais des instruments.

SA : J’y ai participé de loin et de façon très limitée. J’étais, à cette époque-là, directeur de l’IDEP et j’ai organisé l’une de ces séries de débats-formation, à Alger, en 1972, autant que je me souvienne. Cela a été une des fois où les technocrates algériens - et il y avait des gens très compétents parmi eux, quelques-uns avaient été formés au SEEF (Service des Études Économiques et Financières), beaucoup dans les grandes écoles françaises - des politiciens, c’est à dire les gens du FLN (Front de Libération Nationale), Boumédienne et beaucoup de gens autour de lui, ont eu à répondre à la question « mais, au fond, que voulez-vous faire de la société algérienne ? » On se rendait compte alors à quel point peu y avaient réfléchi de façon cohérente, systématique. La plupart se contentaient de généralités : modernisation, progrès, socialisme entendu comme la propriété publique, des choses très générales de ce genre, mais pas de réflexions sur « Que voulez-vous faire de cette société et donc quels sont les étapes et les obstacles, la nature réelle des défis ? » Malheureusement l’illusion dans les pays qui ont du pétrole est que l’argent va résoudre les problèmes. Nous avons tenu à Alger l’un des meilleurs séminaires de l’IDEP. Pendant deux mois - séries de débats pour les étudiants algériens, environ deux cents participants- et, du côté des politiciens et des technocrates, des allées et venues d’une cinquantaine de personnes participant à tour de rôle, un jour ou deux, de temps à autre; enfin, des professeurs qui assistaient pour une bonne partie de leur temps, en dehors de leurs cours. On avait aussi obtenu que des fonctionnaires en place, bien formés mais jeunes, affectés à l’administration du plan et qu’une partie des étudiants avancés, (disons doctorants)  participent en permanence, soient détachés pour deux mois. Ils formaient un groupe important, cent- cent cinquante, moitié-moitié. C’était la formule que j’avais proposée et mise au point, en définissant le rôle de l’IDEP. J’ai un très bon souvenir de ces deux mois. Véritablement, une masse énorme de problèmes qui étaient souvent juxtaposés ont été examinés dans leurs relations mutuelles, dans leur interdépendance et dans leurs dimensions à la fois politiques, sociales, culturelles et économiques.

YB : Tu as été au Mali, tu as été en Algérie, tu as travaillé en Égypte. Tu as participé à des expériences où ces excellentes questions de base « qu’est-ce que l’on veut faire ? quels sont les buts que l’on poursuit et, du coup, comment peut-on essayer de  les atteindre ? » étaient posées. Le Plan apparaissait comme un instrument pour rassembler et organiser cette concertation et suivre l’action. Et pourtant cela n’a pas marché. Pourquoi ? 

SA : Je n’aime pas, en politique,  en histoire, les termes de succès ou échec. Pour l’analyse scientifique , je préfère le terme de limite historique. Car ces systèmes ont réalisé des choses énormes. Si on regarde l’Afrique actuelle, comparée à l’Afrique de 1960, c’est fabuleux ! Je donne toujours cet exemple : quand je me suis rendu pour la première fois au Congo, à Kinshasa, en 1961, il y avait 9 congolais, pas dix, neuf, qui avaient  été au-delà du bac et sur ces neuf congolais, il y avait six prêtres et les trois autres étaient ou médecin ou avocat. Les régimes se sont succédés au Congo ou au Zaïre, y compris le plus odieux qu’on puisse imaginer, (pour moi Mobutu l’est) ; mais il y a combien d’étudiants au Congo aujourd’hui ? Ils se comptent par centaines de milliers ceux qui ont fait des études supérieures, bonnes ou mauvaises. On peut dire que, en trente ans, le pire des régimes africains a fait plus que la colonisation belge en cent ans. On ne peut donc pas dire que ces régimes n’ont rien fait. Ce que l’on peut dire en revanche, et ce que l’on doit dire, c’est que leurs limites historiques ont été atteintes très rapidement, en une, deux ou trois décennies au maximum, et puis c’était l’impasse avec ce que cela coûte de dégradations etc.

Les régimes à la soviétique et à la chinoise ont duré plus longtemps mais ils ont atteint leur limite historique assez rapidement également, sans préparer leur propre dépassement. C’est cela la tragédie. D’où le recul qui a suivi, la dégradation, et non pas un progrès, un saut en avant.  Dans le cas chinois, il y a des nuances à mettre, mais dans le cas soviétique, c’est très clair.

YB : Cela a été  mieux dans les pays d’Europe Centrale que dans le cas soviétique

SA : Pas toujours, il faut prendre les cas un par un.

YB : Juste pour terminer sur ce sujet, puisque tu parlais du cas soviétique, je ne sais pas comment, en tant que communiste, quelle était ta référence aux expériences chinoise et soviétique. Tu me dis le choix que tu as fait au moment où les tensions sino-chinoises sont apparues. Mais après l’effondrement de l’URSS et les changements quand même assez radicaux en Chine, comment définis-tu être communiste, si tu l’es toujours aujourd’hui ?

SA : Oui, je le suis toujours mais j’y viendrai peut-être en conclusion, quand nous abordons les questions relatives à l’avenir.

J’analyse la question des Nations Unies de la manière suivante : les Nations Unies ont été créées après la deuxième Guerre mondiale comme le produit d’une double défaite, ou d’une double victoire, la victoire de la démocratie sur le fascisme et dans les années suivantes la victoire des peuples d’Asie  et d’Afrique sur le vieux colonialisme. Les Nations Unies ont été conçues comme fondement d’un système de gestion d’une mondialisation - je ne suis pas contre la mondialisation (je suis contre la mondialisation néo-libérale )– sur la base des concepts de l’époque, définis en fonction de deux défis : un défi politique - comment gérer un système d’interdépendance de souverainetés nationales de pays inégaux dans les faits - d’une part et d’autre part comment contribuer, à travers cette gestion, à la réduction du fossé Nord-Sud – c’est la thèse du rattrapage.

C’est à partir de là que je vois s’épanouir la grande époque des Nations Unies, c’est à dire les années allant de Bandoung à 1975. Je l’appelle  l’ère de Bandoung, 1955-1975, allant de 1955 jusqu’à la proposition du nouvel ordre économique international faite en 1975. C’est le grand moment, celui où les pays du Tiers monde disposent de la marge relative d’autonomie la plus grande dans l’histoire moderne et où ils utilisent, bien ou mal, cette marge pour accélérer le « développement », c’est à dire tenter de réduire le fossé, et transforment le monde, pas nécessairement dans le sens où nous le souhaiterions et où eux-mêmes le souhaitaient parfois. Mais ils contribuaient à cette transformation.

Cette page est tournée et elle a été tournée en 1975. Ce n’est pas la guerre de 1973 et la crise pétrolière qui marquent le tournant mais le rejet par les puissances occidentales des propositions du nouvel ordre économique international faites par les non-alignés en 1975. A partir de là il n’y a plus de dialogue, si l’on appelle dialogue les procédures onusiennes de la période antérieure. Le G7, inventé par Giscard d’Estaing en 1976,  était destiné à substituer aux Nations Unies le directoire des puissances capitalistes développées. C’est la fin du dialogue qui s’accélère à partir de 1975 dans un temps très court : en 1981, il y a Cancun. À Cancun, Reagan parle d’ajustement structurel, mais d’un ajustement unilatéral et on ne parle plus de développement depuis. Fini le développement, passé à la trappe ! Simultanément, la nouvelle période – je rentrerai tout à l’heure dans quelques détails – est celle de la montée de l’hégémonisme américain, c’est à dire que le nouveau G7 est dirigé par les Etats-Unis. Ce qui est substitué aux Nations Unies et à leurs instances de négociation dans un monde polycentrique, inégal certes mais, néanmoins polycentrique, c’est l’hégémonie unilatérale des Etats Unis et de leurs alliés du G7. La bipolarité militaire est l’un des éléments du système d’alors bien sûr mais ce n’est pas le seul. On lui a substitué la dictature du G7 et de l’OTAN (Organisation du Traité de l’Atlantique Nord). C’est l’OTAN qui a pris la place des Nations Unies, comme lieu de décision internationale, garantissant ainsi l’hégémonisme américain. En même temps, évidemment, la conséquence de tout cela c’est la marginalisation des Nations Unies. Pour ma part, je vois un parallèle  saisissant entre la destruction de la SDN (Société des Nations) qui a précédé la deuxième Guerre mondiale à partir de la montée des fascismes et la destruction des Nations Unies en cours, par la volonté de l’hégémonisme des États-Unis, mais avec la complicité de la triade. Il y a certes, comme dans toute comparaison historique, beaucoup de différences. Mais l’essentiel est identique.

Je définirai, tout à l’heure, si tu le veux, à partir de cette analyse les défis auxquels nous sommes confrontés. Je dirais que l’objectif stratégique c’est, entre autres, de  recréer les Nations Unies de restaurer leur rôle. Il faut penser la renaissance des Nations Unies comme l’expression nécessaire de la construction d’une mondialisation réellement polycentrique, qui redonnerait aux peuples une marge de mouvement. Les peuples, une fois de plus, en feront ce qu’ils voudront : les uns feront mieux, les autres plus mal, c’est toujours comme cela dans l’histoire. Mais cela permettrait, à travers la marge offerte, une renaissance de la politique, la reconnaissance de la divergence des intérêts, la possibilité de compromis, de l’expression lucide de ce que l’on veut, etc. Pour moi, c’est cela la politique. Cela est valable pour le monde entier. Ce qui se passe en France à l’heure actuelle est précisément la conséquence de la faillite de la politique à la quelle la droite et la gauche ont contribué avec une…

YB : Une belle constance !

SA : Une constance égale et permanente.

YB : Je reconnais très stimulant ton constat que l’on a cessé de négocier dans la seconde moitié des années 1970. Mais pourquoi a-t-on cessé de négocier ? Parce que les pays du Sud ont perdu leur pouvoir de négociation ?

SA : Oui, parce que, justement - et c’est ici que se situe mon  analyse critique - tant les régimes du socialisme réellement existant (c’est à dire le système soviétique et le système chinois) - que les nationaux-populismes du Sud – (qui sont les versions parfois caricaturales, ou tout au moins affaiblies de la même tendance, fondée sur la volonté de remettre en cause la polarisation inhérente à l’expansion capitaliste) ayant atteint leur limite historique ont de ce fait perdu graduellement (et parfois brutalement) leur légitimité historique.

YB : Vis à vis de leurs peuples

SA : Vis à vis de leurs peuples d’abord, et donc leur crédibilité et leur capacité de négociation. Les puissances capitalistes ont su en tirer profit. Le renversement du rapport de force en faveur du capital - et singulièrement de son segment déterminant, celui du capital des transnationales - a été très brutal. Je situe ce renversement entre 1975 et 1980, même si  l’effondrement soviétique ne s’est produit qu’en 1990. La page du maoïsme est tournée en 1980, après la mort de Mao. Et  même si certains régimes nationaux-populistes ont survécu en apparence pendant quelques années, par leur dégradation ils perdaient toute capacité de négociation.

YB : Je vois bien qu’il n’y a plus de négociations aux Nations Unies, qu’effectivement les pays industrialisés, essentiellement les Etats-Unis, imposent ce qu’ils veulent avec une belle constance. Ce qui serait intéressant, c’est que tu donnes des exemples de changements dans l’organisation du monde, pendant cette période 1955-1975, que tu vois comme la grande période.

SA : Je vais faire une présentation, peut-être un peu longue mais aussi systématique que je le peux, sur comment je vois l’histoire des Nations Unies et ses problèmes aujourd’hui et tu auras ensuite certainement beaucoup de questions à poser.

D’abord, mon opinion est que la création des Nations Unies répondait à une nécessité et que cette nécessité est toujours présente. On ne peut pas espérer avoir une mondialisation acceptable d’une manière ou d’une autre sans un certain degré d’organisation de celle-ci, avec des principes, des institutions. Je ne suis donc pas du tout de cette opinion qui est parfois à la mode, selon laquelle les Nations Unies seraient un « machin », qui n’a aucun sens. N’oublions pas non plus que lorsque les Nations Unies ont été créées en 1945, on avait tiré une leçon, qui semble oubliée maintenant, de la faillite de la SDN. La SDN, avec toutes les limites de l’époque, a fait faillite parce qu’elle a reculé devant le fascisme. L’un des moments que je trouve parmi les plus dramatiques, dans cette histoire, c’est celui du magnifique discours de Hailé Sélassié, en 1936 à la SDN, disant : Vous, les démocrates occidentaux, si vous acceptez qu’on bafoue le droit des peuples - le droit du peuple éthiopien en l’occurrence - demain vous allez en être les victimes. Discours magnifique ! Nous en avons un peu la répétition, dans d’autres conditions, aujourd’hui. L’ONU était le produit de la double victoire de la démocratie sur le fascisme, puis amorcée dès 1945-1947, avec l’Inde, l’Asie et les pays arabes, victoire de la décolonisation sur le vieux colonialisme. Mais le concept de l’époque était que le défi qu’il fallait relever était celui d’assurer la coexistence de nations inégales dans les faits mais interdépendantes d’une interdépendance inégale qu’on se proposait de rendre la moins mauvaise possible, c’est à dire en offrant aux plus faibles la possibilité de tirer profit de la mondialisation pour se développer et avancer. L’idée était peut-être présentée d’une manière un peu naïve à l’époque, mais elle était généreuse et porteuse de progrès.

L’ONU a donc été conçue comme un système de gestion, à la fois politique et, plus tardivement, et graduellement, quelque peu économique, du système mondial. Au centre du système politique, ce Conseil de Sécurité que l’on critique beaucoup à l’heure actuelle, à tord à mon avis. Le droit de veto a permis d’éviter le pire, l’affrontement des deux super puissances militaires. Il les a obligées à être « raisonnables », à comprendre qu’il y avait des limites qu’il ne fallait pas qu’elles dépassent. Le droit de veto a limité l’arrogance des Etats-Unis qui est affirmée dès 1945. L’arrogance des Etats-Unis est née avec Hiroshima, entre Yalta et Postdam. On parle souvent du partage de Yalta, mais le point tournant, c’est Postdam. À Postdam, les Etats-Unis savaient qu’ils avaient l’avantage nucléaire. Ils ne l’ont pas gardé très longtemps, mais ils l’avaient à ce moment-là.

C’est à partir de 1945 que les États-Unis ont pensé au contrôle militaire de la planète à travers le déploiement de leurs bases réparties sur les cinq continents. A travers ces bases ils ont encerclé l’Union Soviétique et l’Europe de l’Est et plus tard la Chine. Le concept de l’alliance militaire que l’OTAN et d’autres organisations placées sous la tutelle de Washington ont représenté date de cette période. La stratégie hégémoniste des Etats Unis impliquait également leur retournement en faveur de l’Allemagne et du Japon, les vaincus de la guerre, et leur reconstruction soutenue pour en faire des seconds dans le projet américain. Néanmoins ce plan militaire cohérent de contrôle de la planète avait été contraint de tenir compte de l’Union Soviétique. Ce n’est plus le cas. Et l’hégémonisme américain peut dès lors se déployer sans retenue.

Progressivement les pays d’Asie et d’Afrique ont imposé que l’ONU face une place à leur aspiration à la modernisation, au développement, au rattrapage. Il a donc fallu avoir une vision de la gestion du système économique mondial. C’est à partir de ce moment que les Nations Unies développent leur vocation à devenir un instrument du développement mondial qui est critiqué d’une manière injuste à l’heure actuelle. On peut certes constater que les négociations entreprises dans les instances de l’ONU étaient longues, que peu d’entre elles ont abouti à des résultats écrits et positifs. Les puissances occidentales en sont largement responsables. Néanmoins ces négociations ont créé une atmosphère  et fait admettre le principe que les conditions de la participation au système économique mondial, qu’il s’agisse de parts de marché ou du statut des investissements étrangers, devaient être négociées. C’était l’idée que le système mondial ne peut pas être imposé par les plus forts ou par le recours à des règles spontanées, quasi « surnaturelles » – le marché est Dieu – mais qu’il doit être négocié parce qu’il y a des intérêts en conflit, qu’il faut reconnaître comme tels, qu’il s’agisse de conflits de classes à l’intérieur des nations ou de conflits entre les nations. Il faut reconnaître le conflit des intérêts et reconnaître que la gestion de ce conflit implique des compromis donc des négociations véritables.

C’est à partir de là que voilà pourquoi mon jugement est positif pour la période « glorieuse » des Nations Unies - 1955-1975, de Bandoung au Nouvel ordre économique international. Bandoung est le point de départ de l’idéologie du développement. Pour moi, le développement est un concept idéologique et ce qualificatif n’est pas péjoratif. Il n’y a pas « le » développement. Le développement se définit à partir de la question : quel projet sociétaire veut-on construire, pour soi-même et dans le système mondial ? C’est seulement si l’on a un projet sociétaire, quel qu’il soit, que l’on peut concevoir des étapes, des stratégies, qui ont un sens. La grande époque c’est celle de ce moment où les institutions dites spécialisées, notamment la CNUCED (Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement), servent de lieux, sinon de compromis écrits, tout au moins de débats et, de facto, d’acceptation par les uns et par les autres de limites de ce que l’on peut faire, créant ainsi une marge.

YB : La CNUCED, c’est uniquement après 1963.

SA :  Oui, c’est 1963 ; 1964 c’est Prebish, mais même avant cela, à travers les autres institutions des Nations Unies, et même l’Assemblée Générale, le débat est engagé. Les vingt années 1955-1975 se divisent peut-être en deux phases successives de dix ans, mais peu importe. C’est la période où la Banque Mondiale est sur la défensive. A l’époque, on ne sait pas quel rôle elle doit jouer. Elle doit donner de l’argent,  c’est son rôle financier, mais elle ne peut pas dicter des politiques. Elle est obligée d’accepter la légitimité des politiques d’État des uns et des autres. Elle peut en excommunier quelques-uns mais pas beaucoup.

YB : Elle a quand même la liberté de financer ou de ne pas financer.

SA : Oui, mais elle est souvent contrainte de financer. Certes, il y a l’histoire du refus du financement du barrage d’Assouan en 1954-1955, qui amène à la position égyptienne à Bandoung, puis à la nationalisation du Canal. Mais elle ne peut pas dicter de politique. Elle n’en a pas le poids, la crédibilité. Même le GATT (General Agreement on Tariffs and Trade) de l’époque, qui est libre échangiste - c’est une petite chose que la réduction des droits de douane - est obligé de reconnaître la légitimité des politiques d’État, des politiques nationales de développement, d’une manière ou d’une autre.

C’est l’époque également où les aspirations de libération nationale se développent graduellement, les pays d’Afrique rentrent dans le mouvement les uns après les autres. Il y a encore des luttes, des guerres coloniales ici ou là. L’Assemblée Générale des Nations Unies, en septembre de chaque année, est un grand moment, un événement important. On allait là-bas - moi-même je traînais dans les couloirs - et on rencontrait des personnalités de haute envergure, qui étaient responsables et sérieux. On pouvait discuter  avec des politiciens qui avaient leur vision propre sur ce que l’on pourrait faire, ce qu’il faudrait faire. Autrement dit, bien que le terme ne fut pas à la mode à l’époque, on pratiquait la politique d’un monde polycentrique, même entre inégaux. La réalité n’était pas du tout conforme au discours que l’on tient actuellement sur la guerre froide et la bipolarité, comme si les uns et les autres n’étaient que des serviteurs de l’une ou de l’autre des super puissances. Il y avait certes quelques serviteurs des uns et des autres, mais il y avait une grande marge de liberté entre les deux blocs. Réduire cette période à la « guerre froide »  comme le fait le discours actuel c’est tourner le dos à l’histoire réelle de l’époque.
Ce grand moment des Nations Unies se retourne très brutalement, et dans un temps très court, entre le rejet du nouvel ordre économique internationale (1975) et Cancun (1981). En 1975, les pays non-alignés et le groupe des 77 - les pays non-alignés constituaient le moteur tandis que les 77 regroupaient avec les Africains et les Asiatiques, les Latinos-Américains qui n’ont jamais osé aller jusqu’au non-alignement pour ne pas afficher une position « anti nord-américaine » (sauf Cuba), - proposent ce fameux nouvel ordre économique international. Les puissances occidentales rejettent la proposition. Or cet échec des pays du tiers monde vient alors que le potentiel des régimes nationaux populistes atteint ses limites historiques, s’épuise. Le Président Reagan comprend que le moment est venu pour les Etats Unis de passer à l’offensive et d’imposer leurs vues unilatérales. En même temps, s’épuisait la capacité du système soviétique, voire même du système chinois, de constituer une menace suffisante, pas seulement militaire, mais également idéologique, culturelle,  pour que les puissances occidentales soient obligées d’en tenir compte dans leur rapport avec le Sud. Affaiblissement des systèmes de l’Est, basculement, donc, du rapport de force très brutal. Cela correspondait aussi à un basculement interne propre aux sociétés occidentales développées. La victoire sur le fascisme en 1945 avait donné aux classes ouvrières en Occident un poids, une légitimité qu’elles n’avaient jamais eus dans l’histoire antérieure du capitalisme. Auparavant, les partis socialistes étaient sur la marge ; on pouvait à la rigueur, dans des moments comme la guerre de 1914, les intégrer dans une grande alliance nationale mais ils restaient en marge du pouvoir. Le fait qu’au lendemain de 1945 Churchill soit remercié et que ce soit Attlee qui devienne Premier ministre, le fait qu’en France les socialistes et les communistes constituent avec le MRP (Mouvement Républicain Populaire) les premiers gouvernements de l’après-guerre, la faillite du fascisme en Italie, donnent une idée de l’ampleur du changement.

Le Welfare state est le produit de cette victoire sur le fascisme, donnant, pour la première fois dans l’histoire de l’Europe, aux classes ouvrières et aux partis socialistes, voire aux partis communistes, une légitimité dans l’exercice du pouvoir politique. Ce qu’ont réalisé les régimes du Welfare state, ce n’est pas négligeable pour moi. Ils n’ont pas seulement réalisé plus ou moins le plein emploi, parce qu’il y a eu d’autres moments de plein emploi dans l’histoire du capitalisme, mais la Sécurité sociale,  traduit en réalité l’égalité dans le droit à l’éducation, à la santé. Tout cela a fait faire un bond gigantesque aux sociétés européennes. Dire que le Welfare State a échoué n’a pas de sens. Mais son potentiel s’est épuisé, d’où le retournement amorcé brutalement en Angleterre et aux Etats-Unis, avec Tatcher et Reagan en 1980. Cancun vient à ce moment  et permet l’affirmation arrogante de l’hégémonisme américain, annulant toute marge de négociation internationale Nord-Sud.

Je reviens sur la période 1975-1980. Giscard d’Estaing a joué un rôle important à ce moment, négatif, par son invention du G7. Sa proposition, n’aurait pas été suivi si les Américains n’avaient pas été d’accord, mais ils l’ont été. C’était en effet le moyen de substituer par la bande à l’ONU, au Conseil de Sécurité, à l’Assemblée Générale – en dépit de toutes ses faiblesses - un autre niveau de décision internationale en en donnant le monopole aux plus riches. Cela a permis la mise en place de ce qui est devenu la Triade. Jusqu’à la seconde guerre mondiale l’impérialisme s’était toujours conjugué au pluriel. Les impérialismes étaient en concurrence violente. La Triade permet la mise en place de ce que j’appelle un nouvel impérialisme collectif exercé par l’ensemble des centres, du monde développé. Mais un impérialisme collectif qui a un leader, les Etats Unis. Désormais donc il n’y a plus de négociation mais un diktat unilatéral dont les programmes dits d’ajustement structurel ont constitué la première manifestation. Mais un langage nouveau a été utilisé, si je ne me trompe, pour la première fois par Reagan à Cancun en 1981 : « Ils n’ont qu’à faire ce qu’on leur dit ». C’est à ce moment-là que la mondialisation néo-libérale est mise en place conduisant à la marginalisation de l’ONU.

Dans cette triste affaire la responsabilité des Européens est grande, puisqu’ils ont accepté de s’aligner sur les stratégies de l’hégémonisme américain. A Cancun Mitterrand, qui est présent, accepte finalement tout ce que commande Reagan. C’est la fin du discours et des tentatives de développement.

YB : Je me souviens de Mitterrand à Cancun tâchant d’avoir un discours qui fasse plaisir au Tiers monde mais je ne me rappelle pas qu’il ait dit que l’on refusait définitivement la négociation. Était-il conscient ou pas conscient ? .

SA : Je n’en sais rien mais il a accepté l’idée du programme d’ajustement structurel, c’est à dire du programme dicté par Reagan : « Ils doivent faire cela. Point ». Cela veut dire qu’il n’y a plus de marge pour la négociation.
YB : C’est extrêmement grave pour un politicien aussi fin que Mitterrand …
SA : Oui, mais je crois que c’était aussi l’expression de son choix fondamentalement impérialiste. Dans les guerres d’Algérie et du Vietnam, ses positions n’avaient pas été très brillantes. Or je ne lui connais pas d’auto critique sur ces points essentiels.

À mon avis, et cela va nous amener au dernier point qui est le défi auquel nous sommes désormais confrontés. Dans ces circonstances l’insertion du projet européen dans ce cadre de la mondialisation américaine, ce que j’appelle le ralliement européen au projet néo-libéral et sa soumission à l’hégémonisme américain portent en eux l’effacement du projet européen, en passe de devenir le volet européen du projet américain.

YB : Permets-moi de t’interrompre. C’est très intéressant ce que tu viens de dire. Quand, dans une interview semblable avec Boutros-Ghali, je lui ai demandé : «  Et demain, quelle place pour l’Europe ? ». Il m’a répondu ce que tu viens de dire : «  l’Europe est out ! » Il a dit cela autrement mais c’est son idée.

SA : Je n’en suis pas étonné. Je ne suis pas le seul à le dire. Je dirai que tous les analystes politiques, de quelque bord qu’ils soient ou presque, en Asie et en Afrique pensent ainsi, les Chinois, les Indiens, les Arabes et les Africains. Ils pensent tous que l’Europe s’est éclipsée et le déplorent en général. L’Europe n’a pas été éclipsée  elle s’est éclipsée. Il y aura peut-être un sursaut, peut être même une révision profonde de ce choix, je l’espère. Mais pour le moment il n’y en a aucun signe. J’utilise volontairement des expressions polémiques pour réveiller un petit peu les esprits endormis. Je dis : « Le projet européen est devenu le volet européen du projet américain ». Il y a un marché commun mais rien de plus, aucune vision de la relation de l’Europe au reste du monde, c’est à dire au Sud y compris l’ancien Est, qui soit différente de celle des Américains. Solidarité de la Triade.

YB : Sur ce point, puisque tu parles de l’Europe dans cette perspective, quittons l’ONU un moment. L’Europe a été tellement occupée à se construire elle-même qu’elle n’a jamais eu de réels projets vis à vis du Sud. Il y a eu une tentative avec Cheysson quand il a essayé de s’opposer un peu aux Américains en Amérique Centrale, il y a les pays ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique), mais il n’y a pas de projet vis à vis du Tiers monde. Ils sont tellement nombrilistes !

SA : On peut trouver des explications aux faiblesses européennes qui deviennent des excuses, mais je crois que l’on n’a pas seulement le droit mais le devoir d’être sévère si l’on veut corriger. C’est vrai que l’Europe a tâtonné et continue de tâtonner et que cela peut la distraire des grands problèmes. En même temps il y a toujours eu en Europe un discours un peu nauséabond qui dit : « Nous sommes la grande puissance et nous prendrons la relève de l’hégémonie américaine ! » Donc le rêve d’un impérialisme prenant la suite d’un autre. C’est un discours flatteur  parce que les sentiments impérialistes en Europe ont des racines historiques, mais c’est un discours creux. L’Europe est à l’origine du monde moderne. Les impérialismes ont été d’abord des impérialismes européens, avant d’être l’impérialisme américain. Toujours est-il qu’en fait jusqu’ici, ce qui prévaut en Europe c’est le ralliement à l’hégémonie américaine. Il y a des failles qui commencent à se dessiner et je m’en réjouis. Mais il ne s’agit pas de remise en question. Bien que l’Europe dispose à la Banque mondiale et au FMI (Fonds Monétaire International) de droits de vote équivalents à ceux des États-Unis, on n’a jamais vu un seul vote européen qui remette en question la décision prise préalablement par les États-Unis. À l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce), il y a des contradictions qui se dessinent sur des problèmes qui ne sont pas mineurs, l’agriculture, en particulier…

YB : Ce sont des problèmes bilatéraux, pas mondiaux.

SA :  Oui bilatéraux, pas mondiaux. Car sur les problèmes mondiaux, - on l’a vu à Doha -, les Européens par la voix du commissaire Lamy, n’ont pas adopté des positions différentes de celles des Etats-Unis sur quoi que ce soit !

Analyser cet immobilisme européen en invoquant l’ignorance des politiciens ou le fait que les jeux politiques locaux soient complexes et s’annulent les uns et les autres, etc. ne me parait pas aller à l’essentiel. L’essentiel, je le place sur le terrain suivant : autrefois les impérialismes se conjuguaient toujours  au pluriel alors qu’aujourd’hui la Triade constitue un impérialisme collectif. Pourquoi ? On a pu l’expliquer en partie, de 1945 à 1990, par la peur commune de l’Union Soviétique et du communisme. Mais pourquoi aujourd’hui cette solidarité persiste-t-elle ? Il y a donc du nouveau. Quoi ? Le capital transnational reste un capital national ; les activités des « transnationales » sont bien mondialisées, mais le contrôle et la propriété restent nationaux. Il n’y a pas de capital véritablement transnational. Il n’y a même pas de capital transnational européen ; celui-ci reste britannique, allemand, français. Ce qui a changé ne se situe pas au niveau de la propriété et du contrôle. Le nouveau se situe au niveau de la taille des marchés sur lesquels les capitaux des transnationales doivent opérer. Le marché dont une grande transnationale a besoin pour s’affirmer devient le marché mondial. Jusqu’à il y a une trentaine d’années, peut-être, le match se déroulait sur deux niveaux, d’abord un match national puis un match international : une grande société devait d’abord l’emporter sur son marché préférentiel, même non spécifiquement protégé, national, et les vainqueurs des matches nationaux pouvaient aspirer à se déployer sur la scène internationale. Il paraît que jusqu’à il y a une trentaine d’années, selon le secteur, la taille du marché nécessaire pour devenir une grande entreprise à vocation mondiale était de l’ordre de cinquante à cent millions de clients éventuels, la taille d’un pays moyen-grand. Maintenant, il paraît que c’est de l’ordre de six cents millions ; or ni l’Europe, ni les Etats-Unis n’offrent cette population. Autrement dit, maintenant il n’y a plus de matches nationaux, il faut directement livrer la bataille sur le marché mondial pour s’affirmer ; une très grande firme ne peut plus s’affirmer que directement sur le marché mondial. Ceci veut dire que les capitaux transnationaux ont maintenant conscience qu’ils ont un intérêt commun dans la gestion du monde. À mon avis, c’est cela la base de la Triade et de l’impérialisme collectif comme du ralliement des Européens aux Américains.

L’establishment américain est intelligent ; il a compris cela et il l’utilise d’une façon cohérente, peut-être arrogante et abusive – je l’espère – mais néanmoins très cohérente, qui consiste à répéter : nous avons un intérêt fondamental commun. Cet intérêt fondamental commun exige la gestion politique du monde par nous-mêmes, donc pas de négociations. La gestion politique exige toujours une gestion militaire en dernier ressort et nous sommes là, les Etats-Unis. Depuis 1945, nous avons nos bases partout  sur la planète et nous avons développé une capacité militaire que les Européens n’ont pas. Nous sommes le seul fer de lance possible pour des interventions militaires éventuelles nécessaires dans l’intérêt commun du capital transnational de la Triade. Je crois que c’est par ce biais qu’ils ont imposé la substitution de l’OTAN aux Nations Unies. L’OTAN est ainsi devenue le lieu où se prennent les décisions qui se parent de légitimité internationale. On y discute de savoir s’il faut intervenir dans l’ex Yougoslavie, ou ne pas intervenir en Palestine, intervenir en Afghanistan, etc.

YB : L’OTAN a encore besoin de la légitimité donnée par un vote des Nations Unies ou par le Conseil de Sécurité.
SA : Parfois. Cela veut dire que l’on domestique les Nations Unies, ce qui est le cas dans le moment actuel. À la rigueur, dans certains cas, on va déguiser la décision des Etats Unis par un vote acquis d’avance dans les conditions actuelles. Dans d’autres cas on fait un pied de nez à l’ONU comme Israël vient de le faire en refusant toute enquête internationale, avec le consentement de Bush et le silence de l’Europe, sur ce qui s’est passé et se passe dans les territoires occupés, à Jénine et ailleurs.

A mon avis, la stratégie hégémoniste des Etats-Unis en visant à substituer l’OTAN aux Nations Unies substitue l’instrument militaire à l’instrument politique. Mais l’OTAN, chacun le sait, n’est pas une alliance égale. On ne voit pas l’OTAN intervenir contre la volonté des Etats-Unis, et si l’OTAN ne veut pas, par hasard, intervenir ici ou là, les Etats-Unis se permettent de le faire tout seuls, et l’OTAN ne dit rien. Voilà où nous en sommes à l’heure actuelle.

La conclusion politique que je tire de cette analyse concernant l’effacement du projet européen c’est que le projet européen sera de gauche ou ne sera pas. Je dis de gauche dans le sens où les Européens devront inventer, à l’échelle européenne, des formes de régulation du capitalisme, l’analogue en tenant compte de tout ce qu’il y a de nouveau, du welfare state national d’hier. Si elle le fait, cela créerait la possibilité, d’une autre vision des relations de l’Europe au reste du monde, c’est à dire à l ‘Europe de l’Est et à l’ex Union Soviétique, à la Chine, au Tiers monde. Je ne propose pas, naïvement un modèle quelconque dit de co-développement. Je me contenterai d’une vision de ces relations impliquant la réouverture de champs de négociations. Ou bien l’Europe inventera cela - je le souhaite - et dans ce cas-là on verra s’ouvrir une possibilité historique, je ne dis pas une certitude, je dis seulement une possibilité, à la fois progressiste pour les peuples européens et ouverte, donnant leur chance aux autres - que ceux-ci saisiront ou ne saisiront pas (c’est leur problème). Ce choix  passe par une rupture avec l’hégémonisme des Etats-Unis, pas seulement avec celui exprimé par l’establishment républicain avec la brutalité qu’on lui connaît. On a presque la chance que l’establishment républicain soit d’une telle arrogance, texane, qu’il facilite la tâche éventuelle. Clinton n’aurait pas été différent, mais il aurait su agir avec plus de doigté. Ou bien l’Europe ne fera pas cette option, mais alors ou bien elle s’enlisera dans l’insignifiance (le plus probable) ou même éclatera sous la poussée de ces glissements national-populistes fascisants qui se déploient sous nos yeux dans toute l’Europe. Les héritiers n’en seront pas pour autant des héros de l’indépendance face aux Etats Unis. Ils seront plutôt du type « valet ». Dans le fascisme, il y a toujours eu des valets. Antonesco le fasciste roumain, par exemple, n’était pas un héros de l’indépendance nationale face à Hitler. Comme il peut y avoir des comparses de deuxième rang, comme l’était Mussolini vis à vis d’Hitler, voire de premier rangcomme les Japonais qui étaient loin. Cette menace, à mon avis, est réelle.

Du côté du tiers monde, la situation n’est guère plus brillante. L’effondrement des national-populismes  d’hier – à vocation progressiste quand même, fut-elle limitée - n’a donné, jusqu’à présent, que des réactions négatives, c’est à dire des national-populismes  fascisants. Je situe l’Islam politique dans cette catégorie comme l’hindouisme politique, comme également tous les chauvinismes ethnicistes qu’on voit se déployer en Yougoslavie et ailleurs.

Voilà le défi auquel nous sommes confrontés aujourd’hui.

J’en viens maintenant à la dernière partie de mon exposé que je souhaiterai poursuivre avant que tu me poses tes questions. Je parle des  défis – au pluriel  - car ils revêtent dans chaque pays et dans chaque moment des formes spécifiques. S’il fallait en examiner sérieusement les principaux volets, nous en aurions pour dix heures à simplement énumérer les problèmes. Mais, disons qu’au niveau mondial (et c’est par là que je reviens aux Nations Unies), si la perspective que l’on souhaite doit créer un espace pour les classes populaires, pour les peuples, pour les nations, la stratégie qui peut la servir passe par la construction d’un monde pluricentrique. Cela exige la reconstruction d’institutions de négociation. Cela exige la réhabilitation du rôle des Nations Unies. Certes non pas un respect à la lettre des institutions et des textes tels qu’ils sont, car ceux-ci sont lsouvent dépassés, mais le respect de l’essentiel qui fait leur esprit : reconnaître que l’humanité a besoin de systèmes internationaux de négociation et de gestion de la mondialisation.

J’en aborderai quelques aspects en commençant par la régulation du système économique mondial. On a besoin, par exemple, avec la nouvelle étape de la mondialisation, de réorganiser l’articulation entre les marchés de capitaux de manière à réorienter les surplus de capitaux disponibles qui sont gaspillés dans le moment actuel par toute la logique du système, vers des investissements productifs, et notamment dans le Sud. Il ne s’agit pas seulement de réduire l’ampleur de la spéculation (par la taxe Tobbin par exemple). Cela veut dire faire quelque chose de tout à fait différent de ce que peut proposer la Banque Mondiale, au  point que je ne vois pas une réforme possible de celle-ci qui puisse être utile. Il vaudrait mieux « fermer la  boutique » et repenser complètement  un autre système.

De la même manière, au niveau monétaire, le Fonds monétaire ne s’occupe pas des relations entre les trois devises clés, le dollar, l’euro et le yen. Le Fonds Monétaire n’est guère, dans ces conditions, que ce que j’appelle « l’autorité monétaire coloniale collective » ! Dans le domaine monétaire nous avons besoin d’autre chose. Nous avons besoin de systèmes, probablement régionaux, articulant des monnaies qui resteront sans doute nationales, tout en leur donnant une marge de sécurité et de stabilité, autorisant néanmoins des opérations de réajustements. Il faudrait aussi articuler ces systèmes régionaux dans un système mondial. C’est autre chose que le Fonds monétaire.

YB : Le Fonds monétaire s’est justement opposé à cette approche régionale…

SA : Oui, et je n’en suis pas surpris. Les Japonais avaient proposé une solution de ce genre pour l’Asie de l’Est et du Sud Est, mais bien sûr « à la japonaise » fondée sur un yen dominant. Néanmoins le Fonds monétaire s’y est opposé.

Passons à l’OMC. Cette organisation n’est pas du tout une organisation de gestion du commerce mondial comme son nom le suggère. C’est une institution chargée d’organiser les systèmes de production en amont des échanges, au bénéfice du renforcement des oligopoles de la Triade. La surprotection des soit disant droits de propriété intellectuelle et industrielle n’organise pas la transparence de la compétition, mais au contraire renforce les monopoles.

Quand on parle de « marchés transparents » cela me fait rire. C’est le « soleil noir ». Le capitalisme est par définition opaque puisqu’il est fondé sur le secret des affaires. Par contre la démocratie politique peut être transparente, mais le capitalisme est par définition opaque.  À la place de l’OMC, nous avons besoin d’un autre type d’organisation, comme celui que l’ONUDI (Organisation des Nations Unies pour le Développement Industriel) avait proposé, à Lima il y a trente ans : une organisation qui dresse un calendrier de l’accès aux marchés. Par exemple, pour le textile, la Chine aura tant pour cent en l’an 2000, tant pour cent en 2010, l’Afrique aura tant pour cent, etc. – cela permettrait la promotion de l’accès au marché mondial à partir de conditions de compétition inégales. C’est de cela dont nous avons besoin ; c’est cela la régulation des marchés et cela passe par des négociations, évidement.
 Dans, cet ensemble, je placerai une question qui me paraît être au cœur du défi. C’est la question de ce que j’appelle l’élaboration d’un droit mondial nouveau. Je dis mondial, pas international. Un  droit des individus et des peuples. Pourquoi ? L’ONU a été créée en 1945, en réaction, justifiée, à la négation de la souveraineté nationale. L’ONU a été donc fondée sur le principe du respect absolu de la souveraineté nationale, d’abord limité et par la suite étendu avec la décolonisation à l’ensemble des pays du monde. La souveraineté nationale en question était dans l’esprit dominant depuis le traité de Westphalie (1648) jusqu’au traité de Vienne (1815), de Versailles (1919) puis dans la Chartre des Nations Unies (1945) celle des États représentés par leurs gouvernements. Eux seuls étaient autorisés à parler au nom de leurs peuples. Peu importe ce qu’ils sont, on n’a pas le droit d’intervenir dans leurs affaires intérieures. C’est le côté limité du concept de souveraineté ; celle-ci ne prend en considération en aucune manière les droits individuels, les droits  de l’Homme et du citoyen. Le côté positif, une innovation de la Chartre des Nations Unies, c’est la condamnation du recours à la guerre comme moyen de règlement des problèmes politiques. Si on prend ce critère, les agresseurs, depuis vingt ans, sont les puissances occidentales. L’OTAN est l’agresseur en Yougoslavie. – En acceptant que l’OTAN prenne la place des Nations Unies  on a réhabilité le recours à la guerre comme moyen de résolution des problèmes politiques, ce qui avait été formellement condamné en 1945.

Au cœur du problème, la question du droit des peuples, du droit mondial. Aujourd’hui – et je considère cela comme un progrès de l’humanité – le concept de souveraineté absolue des Etats n’est plus acceptable. Les êtres humains – tous les êtres humains - se sentent concernés par ce qui se passe au delà de leurs frontières, ils se sont donnés le droit de porter un jugement et même de vouloir éventuellement intervenir en faveur d’autres peuples que le leur. La souveraineté nationale n’est plus acceptée comme le droit pour Mobutu de couper ses adversaires  en morceaux ! À mon avis, c’est un progrès de la conscience universelle, ce n’est pas un recul. C’est un progrès de la culture universelle.

Néanmoins, je n’accepte pas de voir limiter ces droits nouveaux au pluripartisme électoral, encore moins son instrumentalisation politique telle qu’elle est pratiquée par les puissances occidentales. La démocratie c’est bien davantage. C’est un complexe de droits qui comportent certes les droits politiques de l’individu mais également les droits sociaux, le droit à la vie, à l’éducation, à la santé, à réduction des inégalités. Il s’agit de droits individuels et de droits collectifs. En ce qui concerne les droits collectifs, je n’utilise pas le terme de « communautés» parce que je ne l’aime pas, pour des raisons sur lesquelles je m’expliquerai s’il le faut. Je parle des droits des peuples tels qu’ils se définissent eux-mêmes collectivement.

Nous avons besoin de reconnaître qu’il y a là une contradiction réelle entre l’exercice de la souveraineté nationale et l’affirmation des droits des individus. On ne peut résoudre cette contradiction par la suppression d’un de ses deux termes. Si l’on supprime la souveraineté nationale alors on autorise l’OTAN à intervenir. Soyons en surs, les puissances manipuleront ce droit d’intervention, comme on le voit déjà : ils interviennent en Yougoslavie mais pas contre Israël ! Deux poids, deux mesures. Mais si on nie les droits de l’individu on laisse les États faire ce qu’ils veulent, couper leurs citoyens en morceaux. Il y a là un problème nouveau, et je ne vois pas d’autre instance légitime que l’ONU pour le régler, même si cela doit prendre vingt ans – vingt ans dans l’histoire, ce n’est pas long -  de négociations, pour aboutir. À défaut, le droit international des affaires sera promu comme référence exclusive et suprême, les droits nationaux soumis à la logique de ses exigences.  C’est ce que veut l’OMC et c’est la pire des choses. C’est inacceptable !

YB : Tu n’es pas le seul à être profondément choqué par le double standard qui sévit actuellement. J’ai interviewé aussi le Président d’un des plus petits États qui soit, Malte, parce que ce pays qui est méditerranéen a joué quelque rôle au sein des Nations Unies et sa principale préoccupation était celle du double standard. Donc, si les Nations Unies n’arrivent pas à redresser cette situation, elles sont effectivement tout à fait perdues.

Crois-tu l’Europe capable de se démarquer, d’essayer de redonner aux Nations Unies un rôle ? Boutros-Ghali, à qui je le demandais, m’a dit qu’il ne croyait pas que l’Europe serait capable de cette réaction.

SA : Moi aussi, je n’y crois pas à court terme. Je ne pense pas que les gouvernements européens tels qu’on peut les imaginer à court terme agiront dans ce sens. Mais d’ici vingt ans, je suis assez optimiste.

YB : Certes, rien n’est jamais figé !
Fondamentalement, tu as identifié le problème politique majeur pour les Nations Unies à l’avenir : faire réadmettre la négociation comme moyen de résoudre les problèmes et, deuxièmement, de cesser d’appliquer les règles du jeu avec deux poids et deux mesures.

Tu as fait commencer la grande période des Nations Unies après Bandoeng. Mais beaucoup de gens voient la grande époque des Nations Unies plutôt dans les années 1945-1955, parce que c’est là que les concepts et les idées ont été développées. C’est l’époque où les hommes les plus éminents des Nations Unies se sont exprimés. Il y avait Myrdal, Prebish, dont nous avons parlé. Que dirais-tu de cette époque ?

SA : Cette première époque, je l’ai connue de moins près. Je ne m’occupais pas alors des Nations Unies ; je m’occupais de la politique militante de base dans les mouvements étudiants. Je n’en ai donc de souvenir qu’à travers des lectures. Mais je ne vois pas de contradiction entre les deux périodes que tu signales ; je vois plutôt, une évolution. La première période, celle de l’immédiat après guerre, est restée encore euro-centrique,  c’est à dire occidentalo-centrique, Europe et Amérique, y compris l’Amérique latine occupaient seuls le terrain. Quand on regarde les votes en 1947 sur le partage de la Palestine, une constatation est intéressante : combien y a-t-il de pays d’Afrique et d’Asie présents aux Nations Unies à ce moment ? Il n’y en a pas beaucoup.

YB : L’ECAFE (Commission économique pour l’Asie et l’Extrême-Orient), à l’époque, a été créé avec cinq pays authentiquement asiatiques.

SA : Les pays juridiquement indépendants étaient en effet en nombre encore très limité. Comme la SDN,  l’ONU de ce premier moment, c’est encore une institution occidentale. Le pas en avant a été fait avec Bandoeng et c’est depuis cette date que les Nations Unies sont devenues le porte-parole du soutien aux mouvements de libération nationaux, ont soutenu le principe de l’indépendance de tous les pays du monde.

YB : Maintenant, sur le plan strictement économique, il y a eu quatre Décennies du développement. Qu’en penses-tu ?

SA : Il y a eu une idéologie du développement et ce terme n’est pas péjoratif dans mon esprit. Le « développement » en soi, c’est trop flou comme concept. Avant les Décennies du développement, je ne pense pas que le terme même ait jamais été utilisé ; on parlait de mise en valeur coloniale, mise en valeur des richesses d’un pays. Et pour beaucoup, encore aujourd’hui, le développement, pour autant qu’on en fasse la mention, n’est guère que le sous-produit de l’expansion des marchés. Il n’est pas conçu comme un objectif à définir en soi.

Le développement s’est affirmé comme objectif pour lui-même d’abord avec les révolutions dites socialistes. Développer c’était alors à la fois transformer la société, sur des bases nouvelles, et rattraper le retard historique par rapport aux autres. Avec l’indépendance des pays africains et asiatiques et avec le basculement du « desarrollismo »  à la « dependencia » en Amérique latine, on a développé un concept nouveau de développement, au demeurant ambigu. Le développement restait dans sa dimension principale synonyme de « rattrapage » ,-accélération de la croissance, avec plus ou moins de contenu social. Les Décennies du développement sont des décennies fondées sur cette idéologie, laquelle  correspondait à la fois à l’idéologie du socialisme réellement existant de l’époque et aux idéologies du national-populisme. Il en était ainsi même dans la Côte-d’Ivoire d’Houphouët Boigyy, dans la version-même dite pro-occidentale, pro-capitaliste, comme dans la version socialiste ou socialisante des uns ou des autres.

Je crois que nous avons besoin maintenant de redéfinir les objectifs du développement. Pour le faire j’en viens donc à la question que tu posais tout à l’heure concernant la perspective socialiste mondiale.

Je reste toujours dans mon cadre de pensée, dans mon héritage marxiste. Le mouvement ouvrier et socialiste a développé une conception du socialisme et une théorie de la construction socialiste. Je ne veux pas rentrer dans les détails de l’histoire, revenir sur le révisionnisme de Bernstein. Je partirai donc de la troisième Internationale et de son concept de révolution amorcé à partir de la rupture des maillons faibles – c’était le terme-même de Lénine. L’expression exprime une prise de conscience, certaine mais insuffisante, que le capitalisme historique avait construit l’inégalité entre les peuples, la reproduisait, l’approfondissait, et que par conséquent, la construction d’une autre société pourrait être amorcée à partir des maillons faibles du système - les sociétés en retard - parce que celles-ci avaient beaucoup de raisons de se révolter les premières. Mais Lénine pensait que la révolution amorcée dans le maillon faible qu’était la Russie s’étendrait rapidement à des régions développées. Il imaginait donc une mondialisation socialiste, même si celle-ci ne recouvrait pas l’ensemble du monde d’un seul coup, mais une bonne partie. Cela s’est avéré impossible. On lui a donc substitué la construction du socialisme dans un « seul pays ». Il s’est trouvé que c’était un grand pays, l’Union Soviétique ; le deuxième s’est trouvé être également un grand pays, la Chine. Les autres ont été plus ou moins annexés à l’espace soviétique, l’Europe de l’Est ; cela ne posait pas de problèmes majeurs. Or cette construction, produit de conditionnements internes sur lesquels je ne peux pas m’étendre ici, a été progressivement réduite à un ensemble de « recettes » :l’expropriation du capital privé, l’étatisation, la collectivisation agraire et la planification centralisée dans la forme où elle a été définie (ce qui évidemment n’en est pas la seule forme possible). Ces mesures ont permis effectivement dans un premier temps – et c’est là leur limite historique – d’accélérer le rattrapage. En une dizaine, une vingtaine d’années, le gros de ce qui pouvait être fait a été réalisé.

Je pense que nous devons maintenant développer une autre vision de ce que j’appelle la longue transition historique du capitalisme au socialisme mondial, du capitalisme historique mondialisé au socialisme mondialisé lui aussi. Les transitions telles que la troisième Internationale les ont conçues étaient des transitions brèves – de cinq à dix ans : 1917, la Révolution, 1930, la collectivisation, 1936, Staline déclare que le socialisme est construit ! On a donc construit le socialisme, « changé l’être humain », le tout en six ans. On peut prendre également l’exemple de la Chine : 1949 la Révolution, 1952 la réforme agraire, 1957 le « grand bond en avant ». En 1957, le Parti communiste chinois proclame que la construction du socialisme est achevée en dépit des réticences exprimées par Mao.

Avec le recul du temps, on devrait en rire : dans une durée de temps ridicule, cinq à dix ans, on a prétendu avoir changé non seulement les structures économiques d’un pays, non seulement le niveau de développement de ses forces productives, ce qui n’est même pas vrai, mais même l’être humain, c’est l’homme nouveau. C’est grotesque ! Je pense que ce n’est pas une lecture de Marx, Marx n’a jamais dit des bêtises de ce genre.

Nous devons concevoir le passage du capitalisme mondial au socialisme mondial comme une longue transition - je ne veux pas en préciser la durée, je ne dispose pas de boule de cristal, mais cela pourrait être cent ans. Période au cours de laquelle des éléments de la logique capitaliste, c’est à dire de l’accumulation fondée sur le profit, la concurrence, monopolistique ou pas, et des éléments de logiques étrangères au capitalisme, des logiques sociales, imposent des compromis historiques  successifs qui vont dans le sens de la transformation du système.

Pour le moment, ce n’est pas ce qui a lieu. Le moment actuel, est caractérisé par un déséquilibre unilatéral au profit du capital dominant. Les idées agitées à Porto-Alegre ne dérangent pas encore suffisamment les puissants de ce monde. Mais ces idées sont en train de commencer à se cristalliser dans l’expression d’une alternative, fut-elle encore embryonnaire. La transition sera  longue.

Regardons l’histoire. Nouveau ? Que sont les années 1500-1800 dans l’histoire de l’Europe ? Les uns disent que c’est le féodalisme finissant et que le capitalisme commence avec la Révolution française et la révolution industrielle ; les autres disent que le capitalisme commence avec les villes italiennes,  avec Venise même, deux siècles avant la Renaissance. Je dis que les trois siècles sont ceux de la longue transition du féodalisme au capitalisme. On parle beaucoup de l’accélération de l’histoire. Par certains aspects, oui, mais par d’autres ?

Pourquoi vouloir concevoir que la transition du capitalisme au socialisme ne doive occuper qu’un temps historique extrêmement court ? Je ne la vois pas telle, je la vois longue mais néanmoins nécessaire. Parce que, à mon avis, nous sommes déjà entrés dans un moment dangereux – car il est celui de la sénilité du système. Je vais en signaler quelques dimensions visibles. Si on regarde l’impérialisme des époques antérieures, les centres impérialistes, qu’ils aient été possesseurs de colonies, comme la Grande Bretagne et la France, ou qu’ils n’en aient pas eu, comme l’Allemagne, étaient exportateurs de capitaux vers les périphéries, pour y façonner  certes des structures de dépendance, mais à travers la construction de chemins de fer ici, de ports là, etc. Dans le moment actuel du capitalisme, les Etats-Unis qui sont le centre des centres absorbent tout le surplus mondial. C’est l’économie, la société la plus parasitaire du monde. Ce que Lénine avait imaginé, les actionnaires européens vivant sur la Côte d’Azur des coupons des sociétés coloniales, est démultiplié à une échelle fantastique. Ceci, à mon avis, est un signe de sénilité. Le capitalisme dans sa phase encore montante, fut-il impérialiste, avait une vocation à « développer »,  « à mettre en valeur ». Le capitalisme actuel ne l’a plus. Il n’a rien à offrir à quatre vingt pour cent de la population mondiale.
Une seconde observation concerne la nature de la révolution industrielle et technologique en cours. Toutes les révolutions industrielles précédantes - parce que celle que nous connaissons à l’heure actuelle n’est pas la première - avaient transféré le travail du travail direct au travail indirect. Elles économisaient le travail total mais au prix d’un transfert du travail vers la production de moyens de production, le schéma classique de Marx. Ce que proclamait le Chancelier allemand socialiste Schmidt,  « l’épargne d’aujourd’hui, c’est l’investissement de demain qui sera le travail d’après-demain », avait été vrai, mais déjà en voie de ne plus l’être au moment où il le disait.

La révolution actuelle, notamment dans ses dimensions dominantes, - l’informatisation et la génétique - , économise à la fois le travail direct et indirect. Elle fait une économie de travail total sur les deux pôles de l’organisation de la division du travail. Cela veut dire qu’une gestion humaniste, un autre mode de gestion de la création de la richesse que le mode capitaliste est désormais à l’ordre du jour des exigences et du possible. Mais bien entendu, le mode capitaliste est toujours en place. Le capitalisme rentre donc dans un moment dangereux, car menacé il se défendra avec la dernière énergie si on veut que le potentiel qu’offre désormais la science et la technologie permette l’épanouissement de tous les êtres humains, avec le moins d’inégalité possible aux échelles nationale et mondiale. De là ses thèmes idéologiques, super réactionnaires. D’où la réhabilitation de l’inégalité ; il faut de l’inégalité dit-on.  Mais pourquoi ?

YB : Pour épargner.

SA : Ce n’est même plus vrai. Un autre mode de production, un autre mode de gestion de la création de richesses est désormais objectivement nécessaire si on veut que le potentiel qu’offre désormais la science et la technologie permette l’épanouissement de tous les êtres humains, avec le moins d’inégalité possible aux échelles nationale et mondiale. Mais il ne viendra pas par miracle par lui-même. Le système en place se défendra jusqu’au bout par des moyens qui doivent être nécessairement de plus en plus violents. Je crois qu’il faut prendre conscience de cela. Voilà pourquoi je défends un idéal, un objectif socialiste.

YB :  Alors, justement, les Nations Unies : quelles idées ont-elles apportées ? Il y a eu les grands moments des basic needs de la CNUCED, etc. ? Mais, aujourd’hui, que disent-elles qui remettent en cause le système ?
SA : Je défends les Nations Unies mais ne leur demandons pas d’être trop en avance sur les peuples et les États qui les constituent. Le changement ne commence jamais pas le haut, mais de l’intérieur des sociétés, autant les sociétés développées que les sociétés sous-développées.

YB : Donc, Porto Alegre, ATTAC (Association pour la taxation des transactions), etc., sont plus en avance et sont plus un lieu de création d’idées.

SA : C’est exactement ce que j’ai dis dans un interview que j’ai accordé à Porto Alegre à un groupe de réflexion finlandais. On me demandait par quoi il fallait commencer. Ma première phrase a été : « Strengthening the processes of building social movements throughout the world, that is the starting point”.  Et puis ensuite, lorsque ces mouvements seront suffisamment puissants, « then » the UN reform.»  pour laquelle je précisais : « My point is that the major problem is the capacity of the UN to generate an international law of the peoples”. J’allais ensuite plus dans le détail : taxation, redistribution, Bretton Woods, poverty, etc. Vouloir commencer par l’ONU sans travail à la base antérieur c’est mettre la charrue avant les bœufs…..

YB : Autrement dit, tant qu’il n’y a pas des changements  politiques dans un certain nombre de nations, il n’y aura pas de grands changements aux Nations Unies.

SA : Absolument.

YB : Les limites du Secrétariat comme créateur d’idées ?

SA : Si on veut être le plus généreux possible, on pourrait très bien concevoir que le Secrétariat des Nations Unies prenne effectivement quelques initiatives, comme il l’a fait dans le passé, mette en place des commissions d’une importance décisive de réflexion, voire crée des institutions. L’ONU a bien créé une Université qui, bien qu’elle ait capoté, aurait pu devenir quelque chose d’utile. On peut concevoir tout cela, mais je ne pense pas que cela soit très important.

YB : Ce ne sera jamais très très fort ! Un conseiller de van Lenep, à l’OCDE (Organisation de Coopération et de Développement Économiques) Stephen Marris, disait que les économistes étaient à la remorque des politiques.

SA : Vois-tu, dans ma « carrière » aux Nations Unies, j’ai rencontré un grand nombre de bureaucrates, des bons et des mauvais, de toute nature !. Comme j’ai eu l’occasion de voir au travail pas mal de bureaucrates égyptiens, pas mal de bureaucrates maliens, pas mal d’énarques français, etc. Je n’ai pas l’impression - ce qui est dit de façon très commune - que les Nations Unies soient une administration plus médiocre que les autres. Elles sont aussi médiocres, si on est sévère, ou elles sont aussi brillantes si on veut faire leur éloge. C’est une machine énorme où il y a beaucoup de perte pour des résultats modestes, mais c’est le prix qu’ont à payer toutes ces machines.

YB : Y a-t-il des problèmes de recrutements au sein des Nations Unies qui feraient que l’on pourrait peut-être avoir une meilleure machine.

SA : Sans doute, mais c’est un problème que tu pourrais poser à l’échelle de  n’importe quel pays du monde : le recrutement des fonctionnaires. Le système, je ne parle pas même de perfection, pourrait être amélioré mais je ne pense pas que cela soit le problème central.

YB : Tu fais une analyse intéressante quand tu dis :  cela ne bougera pas au sein des Nations Unies s’il n’y a pas au moins des ferments à travers le monde, trois ou quatre pays. Il y avait un ferment dans le débat entre marxisme contre capitalisme qui a été perdu. Maintenant, Porto Alegre c’est plus que des gens qui se révoltent….

SA : Il faut que je te donne deux documents : le manifeste du Forum Mondial des Alternatives qui est très beau et la déclaration de Porto Alegre II. Je viens d’assister à la réunion du Comité international de Porto Alegre, pour préparer le Porto Alegre de l’an prochain, qui s’est tenue à Barcelone hier. Je vois les progrès qui ont été fait en un an, de Porto Alegre I, 2001, à Porto Alegre II, 2002.

En 2001, c’était encore naïf. Les  mouvements se contentaient de dénoncer les atrocités du capitalisme libéral -  la pauvreté générée par le système - et comme également les propositions (type Banque Mondiale) insuffisantes qui consistent à venir mettre du baume par-ci par-là sans s’attaquer au problème central. Les mouvements condamnaient le néolibéralisme de façon claire. Mais c’était tout. Ils manquaient encore de conscience politique. En 2002, il y a davantage de conscience politique. Le mot impérialisme revient, on parle de l’hégémonisme américain. La construction d’un front contre l’hégémonisme américain devient l’objectif prioritaire, le moment stratégique principal et cela c’est nouveau. C’est déjà un pas en avant. D’autre part, le premier forum était dominé par les ONG (Organisations Non-Gouvernementales) alors que dans le deuxième on remarquait davantage la présence de syndicats et d’organisations paysannes. C’est un pas en avant fabuleux ! Pour le troisième, j’ai essayé de convaincre qu’il fallait inviter les partis politiques, y compris ceux qui ne nous sont pas absolument sympathiques. Je n’ai pas convaincu mes interlocuteurs.

YB : Pour quelles raisons ?

SA : Les Européens dans leur majorité ne le veulent pas sous le prétexte que tous les partis politiques seraient « pourris » et que s’ils venaient ce serait pour nous « acheter ». Je réponds à cet argument par celui que Gustave Massiah a développé. « Si on veut vous acheter, c’est que vous commencez à avoir du poids mais cela dépend de vous de vous vendre ou pas. » Donc n’ayons pas peur de discuter avec des gens avec qui nous ne sommes pas nécessairement d’accord.

YB : Pour revenir aux années antérieures, nous avons peu parlé du choc pétrolier. Il aurait pu amener un nouvel ordre économique international ?

SA : Non. Pour moi, la crise s’amorce  par l’épuisement du système d’accumulation de l’après deuxième guerre mondiale. 1968 en est la manifestation, au plan idéologique. La date de 1971, la fin de la convertibilité du dollar, est vraiment le moment du retournement. Quand on regarde les courbes des investissements bruts par rapport au PIB (Produit Intérieur Brut) à l’échelle de la Triade, on voit que le point de retournement est vraiment 1969-1971 et que, ensuite, cela descend. Il y a des hauts et des bas mais cela descend avec une moyenne qui se situe à la moitié des moyennes des moments les plus hauts de la période précédente. La crise commence donc avant à 1973.

1973, a été à mon avis la conjonction de deux offensives rendues possibles par cette conjoncture : d’une part l’offensive des pays pétroliers, qui était amorcée avant la guerre de 1973, laquelle a offert l’occasion à l’OPEP de mettre le paquet et, d’autre part l’offensive des Etats-Unis pour inverser, à travers l’arme pétrolière, les rapports dans la compétitivité économique entre eux et les Européens et les Japonais. Les Américains ont mis à profit l’avantage que représente leur autonomie énergétique relative que les Européens et les Japonais n’ont pas. Il y a eu cette conjonction qui a été de courte durée. Elle a eu quelques effets, sans doute, conjoncturels mais pas structurels.

YB : C’est très intéressant ! Pour renforcer ton point de vue, j’étais en 1971 au Service des programmes de l’INSEE (Institut National des Statistiques et des Études Économiques) et nous faisions les projections pour l’an 1980. Le dilemme était exactement ce que tu dis : le partage de la valeur ajoutée entre le profit et l’investissement, entre la rémunération des salariés et la part dont avait besoin l’État. C’était ce conflit-là que l’on voyait comme un conflit essentiel, c’est là-dessus que c’est greffé effectivement le choc pétrolier de 1973. 

Il est vrai qu’ensuite, l’OPEP (Organisation des pays producteurs et exportateurs de pétrole) a perdu son pouvoir et n’a pas cherché à le reprendre. Pourquoi est ce que, aujourd’hui, ces pays ne veulent pas utiliser l’arme pétrolière dans le conflit israélo-palestinien ?

SA : Pour des raisons politiques, à mon avis, parce que l’Arabie Saoudite qui est le partenaire principal  ne peut pas envisager d’entrer en conflit avec les Etats-Unis. L’Arabie Séoudite n’est pas un Etat nation véritable, c’est une sous-administration américaine, avec des gens riches, mais guère plus.

YB : Du coup, ils fabriquent Ben Laden et tout un tas de gens semblables..

SA : Du coup, ils fabriquent Ben Laden. Dans la théorie du chaos, il y a quelque chose de vrai. Je ne propose pas de transférer la théorie du chaos mathématique à l’histoire sociale. Je veux dire seulement que dans les moments où les logiques du passé ont perdu leur efficacité, alors que des logiques nouvelles ne se sont pas encore cristallisées, tout peut arriver, tout et n’importe quoi ; donc les Ben Laden entre autres. Tout comme je n’exclurai pas la possibilité d’un coup d État, à l’intérieur de la famille royale de l’Arabie Saoudite, qui amènerait au pouvoir un groupe indépendant des Américains. Ce n’est pas impossible, mais on ne peut pas y compter pour la transformation du monde.

YB : Pour rester encore un peu avec les Nations Unies, les Secrétaires Généraux peuvent-ils faire quelque chose ? Comment les vois-tu ? Tu les as tous connus ?

SA : Oui, ils peuvent faire quelque chose et s’ils ne le font pas c’est leur choix. Une fois qu’ils sont en place, ils ont quand même une marge. Kofi Annan mettra -t-il à profit cette possibilité ? Je ne le crois pas. Koffi Annan est content d’être Secrétaire Général et s’en tient là. Je n’ai pas une grande admiration pour Waldheim parce que le passé de ce monsieur ne me paraît pas être reluisant. C’était aussi probablement un assez grand médiocre par beaucoup d’aspects. U Thant était sans doute trop bouddhiste philosophe dans le nues. Boutros-Ghali était politicien, au bon sens du terme, mais avec ce que cela implique. Il avait une vision non-américaine des problèmes et c’est d’ailleurs la raison de l’hostilité farouche de Washington à son égard. Kofi Annan a été choisi parce que les Américains pensaient qu’il accepterait tout. Cependant, même quelqu’un comme Kofi Annan, ou un autre, si les États européens prenaient une position différente de celle des Etats-Unis, pourrait devenir utile. Par contre si les États européens s’alignent derrière les Etats-Unis, que les Russes ou les Chinois, soit par peur, soit par délabrement, ne disent rien et que les États du Tiers monde gardent également le silence, c’est vrai qu’à ce moment-là la marge est étroite. Que peut faire alors un Secrétaire Général des Nations Unies ?

Concernant la Palestine, le tandem Bush-Sharon tente de faire accepter l’idée d’une conférence internationale qui entérinerait leurs décisions. Mais cela ne sera pas facile. Grâce à l’arrogance de Monsieur Bush, dont je me réjouis, et à celle de Sharon qui est encore plus mégalomane, beaucoup de conditions sont désormais réunies pour que non seulement il y ait des mouvements populaires  de soutien au peuple palestinien dans le monde entier – ils existent déjà - mais que, même au niveau des establishments gouvernementaux, un « ras le bol » s’exprime. C’est pourquoi je souhaite que les Etats-Unis prennent trois mesures supplémentaires de super-protectionnisme contre le fromage français et je ne sais pas quoi d’autre, les chaussettes anglaises par exemple.

YB : Il y a des conflits d’intérêt même aux Etats-Unis dans l’affaire d’Israël. Cela commence, mais c’est lent !
Tu as mentionné les trois institutions ou organes que tu avais crées. J’aimerai t’en entendre parler.

SA : Résumé de l’histoire de l’ENDA, pour commencer. J’ai été à Stockholm, en 1972 à la grande conférence internationale qui a vu naître le mouvement écologiste. J’ai été  très sensible à la prise de conscience, dans ses premiers moments, de cette dimension de ce que j’ai appelé  « l’une des dimensions destructives de l’accumulation du capital », qui est la destruction de la base naturelle de la production. J’ai donc été à ce moment-là à Stockholm où les Suédois étaient en pointe. J’ai négocié avec eux  l’attribution à l’IDEP (j’en étais depuis deux ans le Directeur) d’un fonds qui serait affecté à la réflexion et la définition des formes d’intervention permettant d’intégrer les questions de l’environnement dans la problématique du développement de l’Afrique. J’ai obtenu ce fonds et on a appelé ENDA, (Environnement pour le Développement de l’Afrique) ce programme. Bugnicourt était professeur à l’IDEP et comme il avait toujours été sensible à cette dimension parce qu’il avait fait de l’urbanisme et des choses de ce genre…

YB : C’était aussi un paysan.

SA : C’était aussi un paysan ! Je n’ai pas hésité : à qui confier la responsabilité de ce programme : Bugnicourt bien sûr. Je ne m’étais pas trompé dans ce choix. La suite, l’expansion prodigieuse de l’ENDA l’a prouvé. J’ai donc réuni Bugnicourt et le petit staff du moment pour leur dire : «  J’ai obtenu ce fonds, pour trois ans, le temps du démarrage. Dès que vous aurez  acquis par le développement de vos idées et de vos projets la capacité de vous autofinancer, prenez votre indépendance, car l’IDEP n’est pas là pour l’éternité et moi encore moins ». Voilà donc comment est né ENDA.

YB : Depuis, l’ENDA s’est étendu.

SA : Oui. L’ ENDA a élargi son champ d’activités. La personnalité de Bugnicourt, ses qualités exceptionnelles y sont pour beaucoup dans ce succès de l’entreprise.

YB : Mais il a eu un impact ?

SA : Certainement, l’ENDA a un impact positif et important, c’est pourquoi aujourd’hui que Bugnicourt  n’est plus, je suis inquiet.

YB : La Banque Mondiale peut vouloir mettre la main dessus dans la lutte contre la pauvreté.

SA : C’est un danger qui est réel.
CODESRIA. C’est un peu la même histoire, qui se passe à la même époque. Je connaissais bien l’expérience de l’Amérique latine et je savais à quel point le rôle du CLACSO avait été important dans la formulation d’une réflexion latino-américaine indépendante. En 1972 j’assistai à son congrès à Mexico et j’étais impressionné en voyant la puissance de la réflexion et de la communication entre tous les Latino-Américains. Je me suis demandé pourquoi ne pas faire quelque chose de semblable en Afrique. J’ai alors invité, à ce moment, une quinzaine, à mon souvenir cela devait être une quinzaine, des principaux directeurs, quand ils n’étaient pas trop mal, ou sinon des chercheurs principaux de diverses institutions universitaires africaines, à Dakar, à l’IDEP - pour mettre au point des statuts, un projet d’organisation. Le hasard a fait qu’on l’a appelé CODESRIA, parce que l’on a cherché un sigle, soit le Conseil pour le Développement des Sciences et de la Recherche Sociales en Afrique, qui donnait en français CODERESA. Le sigle anglais CODESRIA  (Council for Development of Economic and Social Research in AFRICA) passait mieux. C’est la Suède, la SAREC (Swedish Agency for Research and Economic Cooperation) qui finance le CODESRIA jusqu’aujourd’hui. SAREC m’avait alloué un fonds, pour la mise en place de cette organisation dont j’ai été le premier Secrétaire exécutif. J’étais donc Directeur de l’IDEP et Secrétaire exécutif du CODESRIA, pendant un an ou deux et dès que j’ai trouvé quelqu’un, qui s’est trouvé être Abdalla Bujra, un Kenyan, je l’ai recruté à l’IDEP comme professeur et détaché  à  la gestion de la mise en place du CODESRIA, toujours avec le même discours. J’ai négocié avec le Sénégal le statut diplomatique du CODESRIA . Dès que ce statut lui a été donné, je leur ai dit : « Au revoir, installez-vous dans votre propre bâtiment et faites ce que vous voulez ». Le CODESRIA existe depuis. Thandika Mkandawire, qui a succédé à Bujra au poste de Secrétaire exécutif, avait également été recruté comme professeur à l’IDEP.

Nous travaillons souvent ensemble FTM et CODESRIA, nous sommes des amis. Le CODESRIA a fait, et continue à faire, un bon travail. L’organisation est également parvenue à limiter les dégâts qui ont souvent paralysé d’autres institutions africaines, intrigues diverses et surtout stupides batailles entre anglophones et francophones.

Enfin, le Forum du Tiers monde. Toujours à la même époque. Allende était Président du Chili. Je lui ai suggéré de soutenir la création d’une association internationale indépendante d’intellectuels du Tiers monde, critiques du capitalisme mondial réellement existant, venant d’Asie, d’Afrique, d’Amérique Latine. L’idée a fait son chemin. Allende nous a invités à Santiago et c’est là que nous avons tenu la première réunion où nous avons pensé  à comment le faire, avec qui, etc. Après quoi, nous avons pu obtenir un soutien financier curieux de la National Bank of Pakistan, grâce à Mahbub ul Haq – un personnage qui a mal tourné par la suite (en passant  à la Banque Mondiale) et qui pensait sans doute dans son calcul mettre la main sur l’organisation. Ce financement nous a permis de nous réunir à plusieurs centaines à Karachi pour lancer l’organisation, en 1975. Malheur pour Mahbub, c’est moi qui ait été élu ! Et depuis vingt sept ans déjà, le Forum continue. Le Forum du Tiers Monde avait son siège à l’IDEP quand j’y étais, de 1975 à 1980, et lorsque j’ai quitté l’IDEP, nous avons ouvert notre propre « boutique ». J’avais négocié avec le Président Senghor également - qui sur tout ce genre de chose me donnait carte blanche - que le Forum ait son siège à Dakar.

Le Forum reste ce qu’il a toujours été, c’est à dire un peu comme les sociétés de débat en Europe au XIXe siècle. Une société, un peu comme la SID (Society for International Development), mais la SID était réactionnaire, disons une SID du Sud et critique du système. Nous avons nos programmes, une gestion qui est fort décentralisée parce qu’elle ne peut pas être autre chose, une trentaine de coordinateurs principaux – il y a une rotation tous les trois à six ans selon les sujets et les gens les plus actifs à un moment donné –qui organisent tous ces grands débats. Bernard Founou et moi même coordonnons le tout.

Nous avons, en 1997 au Caire, avec d’autres, créé le Forum mondial des alternatives. Le Forum mondial des alternatives, puisque c’est à la mode de parler anglais, est un network of networks, un réseau de réseaux. Il rassemble le Forum du Tiers Monde, le CETRI (Centre Tricontinental), Louvain-la-Neuve, et derrière le CETRI, on peut dire tout le réseau de la théologie de la libération qui est puissant en Amérique Latine, et beaucoup d’autres, dont des réseaux comme celui du CEDETIM (Centre d’Etudes et de Diffusion pour le Tiers Monde)  en France, le CETIM (Centre Tiers Monde) à Genève, ARC (Arab Research Center) au Caire etc.

Ensemble on a fondé ce Forum Mondial des Alternatives. On s’est dit que personne ne peut se donner le monopole d’organiser le débat sur l’alternative au système actuel mais  qu’il faut créer le maximum d’occasions d’en discuter collectivement avec tous ceux qui pensent dans cette direction. C’est donc le Forum Mondial des Alternatives qui est un peu à l’origine de l’idée de Porto Alegre.

Notre première initiative a été d’organiser ce que l’on a appelé l’anti-Davos, à Davos même. On ne pouvait pas le refaire deux fois. La police helvétique est suffisamment vigilante pour avoir pu être trompée une fois mais pas deux. Avec la complicité de Bernard Cassen du Monde diplomatique - nous n’étions pas très nombreux, une cinquantaine - choisis comme porte parole de quelques grandes organisations représentatives des peuples du monde. Il y avait quelques grandes organisations syndicales, la (CUT) du Brésil, la (COSSATU) d’Afrique du Sud, les syndicats de Corée, une fraction de la CGT (Confédération Générale du Travail) française. Il y avait des associations de paysans, les MST(Mouvement des Sans Terre) du Brésil, la Fédération des associations de paysans de l’Inde, qui est énorme -, deux cent millions d’adhérents – ( même s’il n’y a qu’un pour cent de militants parmi ses membres cela veut dire deux millions de militants ! ) – le ROPPA  (Réseau des Organisations Paysannes) de l’Afrique de l’Ouest représenté par le Burkinabé, Ousseini Ouédraogo (ROPPA est très actif dans ce pays, c’est un héritage positif de Sankara),  l’organisation de Bové, ATTAC (Association pour la taxation des transactions internationales et contre le chômage), les « Sans » (sans papiers, sans abri), les chômeurs, les femmes, (les Québécoises qui avaient organisé la marche mondiale des femmes), etc. Le Monde diplomatique nous avait invité en qualité de journalistes. On est allé à Davos ; on n’était pas admis évidemment dans l’enceinte sacrée mais on s’est installé dans un hôtel en face, de l’autre côté de la rue enneigée et on a dit : « Le monde véritable, c’est nous ; ce ne sont pas les milliardaires qui sont de l’autre côté de la rue. Sur les points à l’ordre du jour de Davos, voilà notre déclaration à la presse, sur la question de l’agriculture, sur les lois sociales et l’emploi etc. ».

YB : Les journalistes devaient être enchantés.
SA : Il y avait la blonde aux yeux bleus de la télévision française, qui est fort sympathique, qui nous a nous tapé sur l’épaule et dit qu’elle en parlerait à la Télé. Mais  elle n’a pas pu faire grand chose, deux minutes peut être.

Après cela, qui fut un événement, qui marquait la naissance du Forum Mondial des Alternatives, les Brésiliens nous ont dit : « Mais nous, au Brésil, à Porto Alegre, parce que nous avons la municipalité, et l’État de Rio Grande do Sul, parce que la  (CUT) et le MST sont présents dans la région, nous pouvons faire la même chose en grand ». Ils l’ont fait en grand et c’est comme cela que l’idée de Porto Alegre est née. Evidemment, ATTAC, le Monde diplomatique étaient dans le coup depuis le départ et ils le sont toujours.

 YB : Tu as donc été à l’origine de pas mal de choses qui ont au moins remué des idées, et dans certains cas prêché d’exemple, parce qu’ENDA prêche d’exemple, CODESRIA remue bien des idées.

SA : Le Forum est une des rares institutions – ce n’est pas un petit aspect de notre succès – dont les travaux sont fréquemment traduits en chinois. C’est avec les syndicats chinois que nous en discutons.

Je vais t’envoyer l’appel du Forum Mondial des Alternatives, qui est très beau.

YB : Je ne sais pas qu’elle est leur règle du jeu à ce propos mais on peut mettre cet appel ou tout autre document que tu souhaites en annexe à l’interview.

SA : As-tu eu le document de Porto Alegre ? Si c’est par les journaux, ce n’est probablement pas en totalité. Je te l’enverrai aussi.

YB : Que penses-tu du rôle des ONG aux Nations Unies. Tu as eu une remarque, tout à l’heure, sur les ONG en disant qu’heureusement on est passé des ONG aux syndicats. Or, comme tu le sais, actuellement la société civile est importante et Kofi Annan a proposé le Global compact. Que penses-tu de la place d’autres acteurs que les États au sein des Nations Unies ?

SA : Je pense justement que dans cette longue négociation à un moment ou à un autre cela devra prendre la forme de rédaction de droit écrit – concernant l’élaboration d’un nouveau droit mondial des peuples, on devra reconnaître que les gouvernements ne sont pas les seuls représentants des peuples. Mais la définition de la société civile que les Nations Unies veulent «fourguer », qui leur est vendue évidemment par la Banque Mondiale c’est à dire les Américains, est curieuse et inacceptable : elle rassemble d’un côté les transnationales, comme agents économiques, et l’autre une société civile réduite aux ONG, c’est à dire des organisations qui n’ont pas beaucoup de moyens et qui sont dépendantes, étroitement dépendantes.

YB : Elles sont étroitement dépendantes mais elles ont parfois des moyens.

SA : Oui, mais la société civile, pour moi, c’est tout autre chose. Pour moi la société civile réelle existe, elle est constituée par l’ensemble des organisations que les citoyens se donnent pour intervenir dans la vie politique et sociale. Cela inclut évidemment les partis politiques, les syndicats, les organisations professionnelles, pas les transnationales en tant que telles mais les organisations professionnelles y compris celles qui ne nous plaisent pas (je pense au patronat), les organisations paysannes, les organisations de femmes, etc. Que dans certaines circonstances ou dans certaines traditions juridiques,  ces institutions s’appellent ONG, je n’y vois pas d’inconvénient. En France, c’est la vie associative, des associations 1901. Ailleurs, cela peut s’appeler autrement. Ce que je refuse, c’est qu’on écarte systématiquement les grandes organisations (accusées d’être « politisées ») pour rassembler qu’une flopée d’ONG, souvent insignifiantes, qui se parent de la vertu d’être « apolitiques » mais qui sont très dépendantes de leurs sources de financement, des gouvernements, qu’ils le veuillent ou pas, des transnationales (souvent par fondations américaines interposées) ou de la Banque Mondiale.

Le Forum prépare actuellement une série d’études qui s’appelle Le Monde vu par ses peuples – il y aura cinq volumes, un volume général de synthèse et un pour chacune des grandes régions du monde. Nous avons passé en revue toute cette société dite « civile » :  les syndicats, les organisations de la classe moyenne qui sont très importantes dans certaines régions (associations professionnelles d’enseignants, d’ingénieurs, de médecins, d’avocats, etc.), les coopératives et les organisations paysannes, mais aussi les ONG . Dans les ONG, on trouve de tout. On trouve des ONG de combat, de défense des droits de l’homme, de défense des droits de la femme, de défense du droit du travail, des organisations militantes, mais on trouve aussi beaucoup d’initiatives qui relèvent de la charité, des gens qui font quelque chose qui n’est pas mauvais en soi, une clinique par exemple. Ce monde hétéroclite, souvent fragile et vulnérable, est l’objet de manipulations intenses et diverses de la part des gouvernements, de la Banque Mondiale, de l’Islam politique aussi par exemple mais guère plus. Ces ONG leur servent simplement de moyens de communication avec les classes populaires.

YB : Oui, bien sûr ; c’est un milieu à la fois mouvant et très composite. Mais est-ce que les associations professionnelles dont tu parlais se mondialisent ?

SA : Elles se régionalisent, dans certains cas. Dans le monde arabe presque, toutes les associations sont régionales. En ce qui concerne l’Afrique, il commence aussi à y avoir des associations régionales mais elles ont tendance à se casser en anglophones et francophones, ne serait-ce que pour des raisons pratiques de communication. En Amérique Latine, cela existe depuis longtemps et en Europe, c’est en voie de construction.

YB : Tu vois donc un rôle pour la société civile mais une société civile représentative des différents acteurs de la société.

SA : On ne peut pas inventer trop tôt - cela serait même sans doute dangereux de trop se presser – les formules juridiques de leur représentation aux Nations Unies. Mais il viendra un moment où il faudra bien le faire.

YB : On n’a pas parlé de la Commission Économique pour l’Afrique. A-t-elle joué un rôle ?

SA : Oui, la Commission Économique pour l’Afrique a joué un rôle, pas négatif, tout comme l’OUA (Organisation de l’Unité Africaine) d’ailleurs, bien que l’on dise pis que pendre de l’OUA. L’OUA a apporté un soutien aux mouvements de libération nationaux, ce qui n’est pas négligeable. L’OUA et la CEA ont produit des formulations - parfois un peu simplistes, mais quand même valables - de la vision d’un développement autocentré - le plan de Lagos par exemple. À la CEA, même si la proportion des médiocres est élevée, il n’y a pas que des médiocres, il y a aussi des gens très compétents. Malheureusement, mais c’est le reflet de la situation mondiale et africaine, les responsables, principaux ne sont pas choisis parmi les meilleurs.

YB : Il y a eu Yaker.

SA : Il y a eu Yaker mais il n’a pas fait grand chose

YB : Il y a eu Yaker puis il y eut Yao, puis il y a KY Amoako, qui est ghanéen effectivement.

SA : Oui, qui était à la Banque mondiale et qui est médiocre.

YB : Il est médiocre, cela dépend comment tu vois les choses. Idéologiquement, il est Banque mondiale, si c’est cela que tu veux critiquer ; comme organisateur, il n’a pas fait mal. Il a tenu des réunions des ministres des finances, ce qui n’avait pas été fait avant lui, et comme les ministres des Finances ont plus de poids que les ministres du Plan ce n’est pas inintéressant. Il a joué un rôle dans NEPAD (New Partnership for African Development ), dont nous n’avons pas parlé. Il essaye de redonner à l’institution une crédibilité ; il lui donne une crédibilité dans le monde tel qu’il est, parce que lui-même, idéologiquement, ne conteste pas le monde. Mais il n’est pas médiocre ; je ne dirai pas que c’est un médiocre. Tu peux dire que tu n’es pas d’accord avec lui.

SA : J’ai eu deux ou trois occasions de discuter avec lui et il m’a paru répéter tellement simplement le discours de la Banque mondiale !

YB. C’est un bon organisateur. Franchement. Il a bien réussi.
Il ne faudrait pas terminer sur ces jugements pessimistes. Au fond tu as le temps, je veux dire que tu vois l’avenir sur cent ans.

SA : Oui, j’ai appris à être patient. C’est peut-être une des vertus ancestrales égyptiennes : l’histoire est longue …. L’Égypte est presque encore pharaonique ! Tu sais, j’ai un ami, un historien égyptien de l’ancienne Égypte, qui lit les papyrus. Comme en Égypte on ne jette rien, il y a des archives depuis cinq mille ans, il y a des papyrus en masse. Il a trouvé un papyrus qui était une lettre banale – parce qu’il y en a de toute sorte, des lettres d’amour, des disputes de famille, des procès sur un arpent de terre, tout ce que l’on peut imaginer – une lettre d’un jeune homme qui écrit à son père, un jeune qui se fait recruter par l’armée. Il décrit, je me souviens du nombre, tu verras pourquoi, les vingt-sept opérations bureaucratiques à passer pour être recruté. Il les décrit toutes ; je ne vais pas te répéter les vint sept, j’en ai oubliées, mais dans les opérations il y a entre autres l’établissement d’une carte d’identité qui est un papyrus pour lequel il y a un scribe dessinateur qui fait ton portrait, un scribe vérificateur qui regarde le portrait et met un cachet pour certifier que c’est bien toi, et un scribe super-vérificateur qui dit que ce cachet est bien le cachet du scribe vérificateur. Le même historien est allé dans les bureaux de recrutement de l’armée égyptienne, dans les années 1980, et il a constaté qu’il y a vingt sept opérations ! Et il y avait la carte d’identité militaire avec la photographie, qui remplace le dessin du scribe, un autre fonctionnaire que le fonctionnaire photographe vient et regarde ta tête et la photographie et dit « c’est bien lui » et il tamponne, enfin un troisième fonctionnaire dit que c’est bien le tampon de X ! Deux précautions valent mieux qu’une a-t-on dit à mon historien !

YB : Bravo !
Alors là, sur cette belle histoire, on arrête !  


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