jeudi 21 mars 2013

TRIOMPHE ET DECLIN DU LIBERALISME



Samir AMIN

TRIOMPHE ET DECLIN DU LIBERALISME

Commentaires sur :
Wallerstein, Vol 4, Centrist Liberalism Triumphant 1789-1914

Ce quatrième volume de Wallerstein répond parfaitement à son titre. L'auteur produit une analyse remarquable de la naissance puis du triomphe du  "centre libéral" dans l'Europe du XIXe  siècle. Il n'est pas dans mon intention ici de résumer cet ouvrage riche, dont les thèses sont soutenues par des argumentations fortes. Lisez-le et, quelle que soit votre opinion, vous y apprendrez beaucoup. Je reprendrai donc les quatre axes majeurs de cette contribution à la connaissance de notre monde, qui sont: (i) la centralité de la révolution française; (ii) le long conflit idéologique et politique à travers lequel émerge la cristallisation du centre libéral; (iii) le parallèle que Wallerstein dresse entre la France et l'Angleterre, producteurs majeurs de cette cristallisation; (iv) la naissance de la science sociale qui en est un des produits principaux. Je me propose de cette manière de poursuivre le débat ininterrompu qui nous a associé depuis quatre décennies, Wallerstein et moi-même, sans omettre nos deux co-équipiers disparus, Frank et Arrighi.

La centralité de la révolution française

Je partage pleinement cette affirmation qui aujourd'hui est celle d'un courant minoritaire de la pensée historique, où nous nous retrouvons certainement avec Marx et Hobsbawm (et quelques autres!), contestée par le courant post moderniste contemporain qui s'emploie à dévaluer la portée de la révolution française, au bénéfice principalement des révolutions américaine et anglaise. Pourtant la révolution française initie le parcours de la politique des temps modernes bien davantage que  les autres.

La question centrale est ici, selon moi, l'articulation entre d'une part les luttes de classes (au sens large du terme, c'est à dire en les saisissant dans toutes les dimensions de leurs expressions politiques et idéologiques et d'autre part le conflit des "nations" (ou des Etats), en l'occurrence la France et l'Angleterre, dans le façonnement de l'histoire globale, entendue comme celui de l'économie-monde capitaliste. En simplifiant, le premier volet pourrait être qualifié de facteur interne (à chacune des deux nations), le second de facteur externe. Wallerstein considère cette seconde dimension comme déterminante: la révolution française, dit-il, n'est pas un évènement français, mais le produit du déploiement du conflit entre la France et l'Angleterre pour l'hégémonie dans l'économie-monde capitaliste. Mais, s'il tord trop le bâton dans ce sens (c'est mon avis), Wallerstein a le mérite par là même de donner toute sa place au positionnement de la révolution française dans la construction du système mondial moderne.

Je reviendrai plus loin sur l'articulation centrale luttes de classes/façonnement du capitalisme mondialisé qui commande, à mon avis, les développements de la critique radicale du capitalisme, tant au XIXe siècle (l'objet strict de ce volume) qu'au XXe et sans doute au XXIe siècle (sur lesquels Wallerstein envisage de produire son volume à venir).

La révolution française substitue la souveraineté du peuple à celle du monarque, qui est l'acte de naissance même de la politique moderne et de la démocratie qui lui devient consubstantielle.

Certes la déclaration d'indépendance puis la Constitution des Etats Unis avaient déjà fait cette déclaration de principe ("We, the people"). Mais elles n'en avaient pas tiré les conclusions; et, tout à l'opposé, les efforts des Pères fondateurs avaient poursuivi l'objectif d'annihiler la portée de cette déclaration. Au contraire les péripéties par lesquelles la révolution française est passée (sa radicalisation jacobine puis son recul) s'ordonnent autour de cette question centrale: comment comprendre et définir la souveraineté du peuple, comment institutionnaliser sa mise en œuvre. La révolution anglaise de 1687 ne se préoccupe pas de donner une réponse à cette question, qu'elle ne se pose pas, se contentant de limiter les pouvoirs du souverain par l'affirmation concrète de ceux de la bourgeoisie montante, sans nier ceux de l'aristocratie.

Je distingue de cette manière la catégorie des "grandes révolutions", qui se projettent loin dans l'avenir, de celle des "révolutions ordinaires" qui se contentent d'ajuster l'organisation des pouvoirs aux exigences immédiates de l'évolution des rapports sociaux. La révolution française appartient, comme plus tard celles de la Russie et de la Chine, à la première catégorie.

L'émergence du centre libéral

La révolution française se heurte  d'emblée à des forces sociales conservatrices/réactionnaires que j'ai définies comme celles qui refusent la modernité, celle-ci s'entendant comme fondée sur la proclamation que "l'homme" (l'être humain aujourd'hui) fait son histoire tandis que les réactionnaires réservent le droit à l'initiative à Dieu (et à son Eglise) et aux ancêtres (en particulier aristocrates). De ce  fait, dans la révolution, les démocrates modérés (pour lesquels la démocratie est indissociable de la défense de la propriété) et les radicaux (qui découvrent le conflit entre les valeurs de la liberté et celles de l'égalité) entrent dans des rapports de conflictualité que les conditions objectives de l'époque ne permettent pas de sortir de certaines limites et confusions. Les radicaux - devenant socialistes - ne prendront leur autonomie vis à vis de la tradition jacobine de la révolution radicale qu'à partir de 1848. Les batailles se livrent autour de la distinction citoyen actif/citoyen passif faite par Sièyes (et mise en relief par Wallerstein) et du dépassement de la démocratie électorale représentative censitaire (puis au suffrage universel) comme du mode de gestion de l'économie (régie par la propriété privée et la compétition).

Dans la présentation que j’ai proposée de ce conflit j’ai placé l’accent sur le débat philosophique amorcé par les Lumières concernant la « rationalité ». Le projet de société qui se cristallise, celui de la bourgeoisie, déconnecte la gestion de la politique (confiée à la démocratie électorale censitaire puis universelle) de celle de l’économie (régie par la propriété privée et la compétition). Mais il reconnecte ces deux dimensions de la réalité par l'affirmation artificielle - et fausse - de la convergence "naturelle" des rationalités: celle des choix politiques et celle du marché.

Néanmoins, et bien que les luttes sociales des désavantagés contre le pouvoir des bénéficiaires exclusifs du nouveau libéralisme (associé au conservatisme devenant progressivement lui même modéré, acceptant l'évolution et la modernité) imposent graduellement des avancées simultanément politiques (le suffrage universel) et sociales (les libertés d'organisation des travailleurs niés au départ au nom du libéralisme), le socialisme européen qui se cristallise dans ce cadre sera à son tour progressivement intégré par l'évolution du libéralisme qui devient de ce fait "centriste", capable d'adopter des postures sociales. Le  conservatisme d'Etat lui-même - le bonapartisme du troisième Empire et Bismarck - s'emploie à accélérer l'évolution des libéraux eux-mêmes. Il reste qu'à mon avis cette évolution, qui couronne le succès du libéralisme centriste à la fin du XIXe siècle, ne peut être dissociée de la position impérialiste des centres concernés dans le système mondial du capitalisme/impérialisme.

Wallerstein nous propose sur ces questions des analyses  importantes, qui, à mon avis, complètent avec bonheur les écrits de Marx et de Hobsbawm, entre  autres. Je n'y reviens pas. Le libéralisme centriste triomphant en Europe et aux Etats Unis se déploie alors dans toutes les dimensions de sa réalité: (i) il est l'expression achevée de l'idéologie toujours dominante jusqu'à ce jour ("le virus libéral"); (ii) il formule le mode de gestion de la pratique politique de la démocratie électorale (le suffrage devenant universel) représentative, de la définition des partages des pouvoirs et des droits du citoyen; (iii) il associe cette formulation à celle de la gestion économique fondée sur le respect de la propriété; (iv) il donne sa légitimité aux inégalités sociales fondamentales nouvelles (salariés versus capitalistes et propriétaires); (v) il associe cet ensemble de droits et devoirs à l'affirmation de "l'intérêt national" dans ses  rapports avec les autres nations du capitalisme central; (vi) il associe l'ensemble de ces pratiques mises en œuvre dans la nation libérale centriste à celles de la domination exercée à l'égard des "autres" (la dimension impérialiste du projet).

Le parallèle France/Angleterre

Ici encore Wallerstein se détache avec originalité des  discours  toujours dominants qui opposent les évolutions de la France et de l'Angleterre au XIXe siècle. Il propose, en contrepoint et avec des arguments convaincants une lecture parallèle de ces évolutions dans les  deux patries majeures de la modernité libérale centriste.

Je partage certainement le point de vue de Wallerstein, selon lequel l'avantage comparatif de l'Angleterre ne tient pas tant à son avance dans le  domaine  dit de la révolution industrielle, mais bien plus à sa maitrise d'un empire colonial gigantesque,  fondé sur la conquête de l'Inde en particulier. La réalité anglaise, plus que celle de tout autre pays du nouveau centre du système mondial, est indissociable de cet Empire. L'Empire britannique constitue le sous système modèle du nouveau système du capitalisme/impérialisme. Les communistes sud africains qui, dans les années 1920, avaient centré leurs analyses des défis sur cette réalité, comme les écrits d'Amiya Bagchi, de Giovanni Arrighi et de quelques autres, ont contribué à la mise en relief indispensable de cette considération.

Doit-on pour autant réduire à néant la spécificité de la révolution industrielle en la réduisant au statut d'une grappe d'innovations technologiques analogues à celles qu'on avait connues dans des temps antérieurs et ailleurs? Je ne le crois pas: la nouvelle "machino facture" fait  contraste avec les "manufactures" des temps antérieurs; elle amorce la déqualification massive du travail qui ira en s'amplifiant jusqu'au taylorisme des "temps modernes" décrit par Harry Braverman (et Charlie Chaplin!). La nouvelle révolution industrielle s'articule à son tour sur un mode de développement de l'agriculture particulier fondé sur l'expropriation rapide des majorités rurales. Le déploiement de ce modèle de capitalisme aurait été insoutenable sans la soupape de sureté de l'émigration massive vers les Amériques. Le modèle capitaliste "européen" façonné de cette manière - inexportable - n'était certainement pas la seule voie historique d'avancées possibles. La "révolution industrieuse" de la Chine, redécouverte par les travaux récents de Kenneth Pomeranz et de Giovanni Arrighi, fondée sur le maintien de l'accès au sol de la majorité des paysans, démontre que d'autres voies de cheminement du progrès étaient à l'œuvre, que la pensée euro-centriste dominante peine à imaginer.

Il n'empêche que le triomphe du modèle européen a bousculé l'histoire et donné lieu, de ce fait, à des simplifications en cascade, sur lesquelles Wallerstein appelle notre attention. L'économie de l'Angleterre reposait encore largement sur l'agriculture au milieu du XIXe siècle et le système industriel français n'était pas en retard sur celui de son concurrent anglais, nous rappelle Wallerstein.

Mais si dans les domaines concernant le cheminement économique du déploiement capitaliste la similitude des évolutions en Angleterre et en France parait s'imposer, on ne saurait en dire autant concernant les luttes politiques qui ont accompagné ces cheminements. La voie anglaise est caractérisée par des compromis successifs entre la bourgeoisie, qualifiée de ce fait de "middle class", et l'aristocratie de l'Ancien Régime, amortissant de la sorte les effets de l'entrée des classes populaires sur la scène politique. Dans la révolution française la confrontation entre ces dernières et les pouvoirs mis en place au bénéfice de la bourgeoisie est incomparablement plus visible. Le facteur "irlandais", produit d'un mode particulier de colonialisme interne propre à l'Angleterre, a contribué, à son tour, à retarder la maturation d'une conscience socialiste radicale en Angleterre. Ce n'est donc pas un hasard si le moment le plus avancé dans l'expression de cette radicalisation est celui de la Commune de Paris, difficile à imaginer en Angleterre.

Aux Etats Unis la composante populaire radicale n'est pas parvenue, jusqu'aujourd'hui, à se distinguer de la démocratie libérale. La raison en est, selon moi, les effets dévastateurs des vagues successives de l'immigration, qui ont substitué la construction de communautarismes, eux mêmes hiérarchisés, à la maturation d'une conscience socialiste.

Et pourtant, en dépit des différences sur lesquelles j'ai porté ici mon attention le résultat final est identique: le même centre libéral et le même compromis historique capital/travail qui conditionne son existence se sont imposé comme la forme de gestion par excellence de la société moderne, au terme du XIXe siècle, non seulement en Angleterre, en France, aux Etats Unis mais encore, bien que dans des formes atténuées, ailleurs en Europe. La raison majeure qui explique cette convergence n'est autre que la position dominante (impérialiste) que l'Europe et les Etats Unis occupent dans le système mondial dont la construction est parachevée au XIXe siècle. Cecil Rhodes  avait parfaitement compris que l'alternative était "impérialisme ou révolution", mieux sans doute que beaucoup de socialistes européens. La portée des luttes de classes dans chacune des formations sociales du système et celle des conflits des Etats concernant leur position dans la hiérarchie globale sont indissociables.

La formation des sciences sociales

Le tableau dressé par Wallerstein de la naissance des sciences sociales au XIXe siècle constitue une démonstration convaincante du rapport incontournable entre la cristallisation des définitions des objets nouveaux que constitue chacune de ces sciences d'une part et le déploiement du capitalisme libéral du XIXe siècle d'autre part.

La naissance d'une pensée sociale qui se propose de répondre aux critères de l'objectivité scientifique ne pouvait être, par définition même que le produit de la modernité, fondée sur la reconnaissance que les hommes font leur histoire. Dans les temps antérieurs la pensée la plus avancée possible se donnait le seul objectif de concilier la foi et la raison, alors que le projet scientifique moderne abandonne cette préoccupation métaphysique de recherche de l'absolu aux théologiens pour se consacrer à la seule découverte de vérités relatives et limitées. Cependant des éléments de pensée sociale rationnelle affranchie de la dogmatique religieuse émergent avant les temps modernes, particulièrement en Chine et dans le monde musulman (Ibn Khaldoun). C'est que la modernité, loin de s'être constituée "miraculeusement" et tardivement dans le triangle Londres-Paris-Amsterdam au XVIe siècle, avait amorcé sa naissance cinq siècles plus tôt en Chine, puis dans le Khalifat musulman. Il reste que c'est seulement au XIXe siècle, comme le démontre Wallerstein, que la pensée des Lumières parvient à faire éclater la raison philosophique en disciplines distinctes.

L'économie politique occupe une place dominante dans l'ensemble de ces nouvelles sciences sociales, traduisant par là même le renversement de la dominance dans la hiérarchie  des instances, passant de la politique dans les modes tributaires antérieurs à l'économique dans le capitalisme. Mon insistance sur cette dimension que l'aliénation marchande moderne constitue complète, à mon avis, l'apport du chapitre concerné ici de l'ouvrage de Wallerstein. Elle permet de lire l'histoire de la formation de la pensée sociale moderne à vocation scientifique comme celle d'un déploiement conduisant à Marx. Par la suite la préoccupation exclusive de la nouvelle "économique" (Wallerstein nous rappelle que le terme economics est introduit pour la première fois par Alfred Marshall en 1881) sera de substituer à la méthode historique matérialiste de Marx une définition de "l'économique" qui la transforme en une anthropologie anhistorique. La nouvelle science s'emploie à tenter de démontrer que dans "l'économie de marché" imaginaire inventée en réponse à Marx les marchés en question sont auto régulés, tendent à la production d'un équilibre (optimal de surcroit), et méritent de ce fait d'être considérés comme l'expression d'une rationalité transhistorique. Walras au XIXe siècle, Sraffa au XXe siècle qui sont les penseurs majeurs qui se sont donnés cet objectif, ont échoué dans cette tentative impossible.

Le système - celui de l'économie-monde (du capitalisme historique) - se déplace de déséquilibre en déséquilibre au gré des évolutions des rapports de force entre classes et Nations, sans jamais tendre à un équilibre définissable à l'avance. "L'économique", néanmoins toujours constitutive de l'axe majeur de la pensée sociale du capitalisme, remplit une fonction idéologique décisive sans laquelle le pouvoir du centre libéral en place perd sa prétention à la rationalité, c'est à dire sa légitimité.

Le XIXe siècle, apogée du capitalisme historique

Le capitalisme n'est pas un système fondé sur une rationalité transhistorique, qui lui permettrait de se renouveler indéfiniment, devenant ainsi l'expression de la "fin de l'histoire". En contrepoint de cette vision idéologique inspirée par "l'économique" du capitalisme imaginaire, je lis la trajectoire historique du capitalisme comme constituée d'une longue préparation (huit siècles de l'an 1000 en Chine à 1800 en Europe), d'une courte apogée (le XIXe siècle), s'ouvrant sur un déclin amorcé dès le XXe siècle.

Les deux concepts "d'économie-monde européenne" et de "capitalisme historique" sont-ils interchangeables? Ma définition du capitalisme historique intègre sa vocation mondiale, progressant par inclusion de régions extérieures à partir de 1492, achevée seulement à la fin du XIXe siècle. Sur ce point essentiel les analyses de chacun des quatre coéquipiers (Wallerstein, Arrighi, Frank à l’origine et moi-même) convergent et en cela se séparent de la vision conventionnelle dominante qui, pour le moins qu'on puisse dire, sous estime la dimension mondialisée du capitalisme, qu'elle se contente de juxtaposer à l'analyse des formations diverses qui composent le système mondial.

Mon approche de la formation du capitalisme part de la spécificité de ce mode de production par opposition au mode précédant dominant, que j'ai qualifié de tributaire. Ce dernier n'exige pas la formation d'un pouvoir politique opérant sur un espace vaste. Celle-ci reste l'exception dont la Chine constitue le modèle, par opposition aux avortements successifs des constructions impériales dans la région Moyen-Orient/Méditerranée/Europe.

Wallerstein choisit pour identifier la naissance de l'économie-monde européenne soit la date de 1492, soit un siècle et demi plus tôt, en Europe. Je propose ici une approche plus ambitieuse fondée sur la thèse que les mêmes contradictions traversaient toutes les sociétés tributaires, en Asie comme en Europe. Je lis, dans cette perspective, l'amorce de la modernité capitaliste comme engagée beaucoup plus tôt, à partir du siècle des Sung en Chine, pénétrant le Khalifat abbasside puis les villes italiennes. Néanmoins Wallerstein et moi-même nous retrouvons dans la critique de la thèse ultérieure de Frank (formulée dans Re-Orient) qui abolit la spécificité capitaliste.

Le tableau du XIXe siècle que dessine Wallerstein est bien celui de l'apogée (courte) du capitalisme: l'ordre social est stabilisé et les classes populaires ont cessé d'être dangereuses, la domination de l'Europe sur "le reste du monde" est établie et parait indestructible. Il s'agit là de l'endroit et de l'envers de la même médaille. Mais cette apogée sera de brève durée.

L'apogée du capitalisme entraine en Europe l'affirmation de nouvelles "nations" que les modèles de la France, de l'Angleterre, des Pays Bas et de la Belgique inspirent à des degrés divers. Les unités allemande et italienne, amorcées en 1848, achevées en 1870, sont façonnées par ce type de "renaissance nationale" qui tient lieu de révolution bourgeoise; l'affirmation des nations de l'Est et du Sud est européen, également proclamées en 1848, complète ce tableau. Ces processus complexes associant les aspirations des classes moyennes éduquées, à défaut de bourgeoisies établies, et celles de la paysannerie, ont fait l'objet de débats animés, notamment au sein de l'austro-marxisme et du bolchévisme naissant de la fin du siècle. Ces mouvements dits du "printemps  des nations" (des peuples?) sont évidemment distincts de ceux des peuples victimes du colonialisme interne - un phénomène particulier et propre à l'Angleterre (la question irlandaise) et aux Etats Unis (la question des Afro-américains). Des mouvements analogues de réveil des peuples victimes de colonialismes internes se déploient dans les régions indiennes de l'Amérique latine (la révolution mexicaine de 1910-1920 constitue le premier exemple de ce réveil), et en Afrique du Sud.

Le succès même du déploiement de cette apogée va néanmoins conduire rapidement à la première grande crise systémique du capitalisme. Le défi de cette grande et longue crise amorcée en 1973 et qui ne trouvera sa solution - provisoire - qu'après la seconde guerre mondiale provoquera une triple réponse du capital: le passage au capitalisme des monopoles, la financiarisation et la mondialisation. Cette transformation qualitative du capitalisme historique marque la fin de l'apogée du système et amorce son long déclin tout au long du XXe siècle, qui se prolonge au XXIe siècle.

D'une première longue crise (1873-1945/1955) à la seconde (amorcée en 1971 et toujours en cours d'approfondissement), ce long déclin - "l'automne du capitalisme" - coïncidera-t-il avec "le printemps des peuples"? Ce défi est au cœur des luttes sociales et des conflits internationaux (la révolte des périphéries) à l'œuvre depuis une centaine d'années.

On comprend que le XIXe siècle inspire toujours une nostalgie à peine dissimulée chez tous les défenseurs de l'ordre capitaliste dit "libéral" (libéral centriste).

L'impossible stabilisation du centre libéral dans les périphéries du système mondial capitaliste/impérialiste

Le triomphe du centre libéral n'a concerné que l'Europe et les Etats Unis, et peut être, mais beaucoup plus tard, le Japon. Dans les périphéries du système l'ordre capitaliste n'a jamais pu être stabilisé sur la base d'un consensus quelconque emportant la conviction de sa légitimité. Dès le départ, c'est à dire à partir du milieu du XIXe siècle, les Etats, les nations et les peuples des périphéries ont amorcé leurs combats contre ce système. Je me contenterai ici de signaler trois des grands mouvements qui, déployés au XIXe siècle, annoncent le XXe siècle et le déclin du système monde capitaliste impérialiste.

La Chine n'avait été intégrée dans ce système qu'à partir des guerres de l'opium (1840). Mais à peine une décennie plus tard - de 1850 à 1865 - son peuple s'engageait dans la Révolution des Taiping (qui n'est pas une "révolte" comme l'historiographie dominante continue à la qualifier), étonnamment moderne dans son projet qui s'adresse au défi nouveau, et n'est pas de ce fait l'équivalent d'un de ces mouvements millénaristes des époques tributaires antérieures. La Révolution des Taiping associe une critique radicale du système tributaire-impérial chinois à celle de l'ordre impérialiste nouveau qui vient à peine de commencer à être mis en place. Elle ouvre la voie au maoïsme du XXe siècle.

En Russie - une "semi-périphérie" peut-on dire- le débat entre Slavophiles et Occidentalistes pose, dans des termes analogues, même si passablement confus, la même question: comment refuser l'ordre mondial nouveau? Par un retour au passé ou par l'adoption des valeurs occidentales? Le conflit se mue en un autre débat portant sur les moyens de refuser à la fois le passé et l'ordre nouveau, où s'opposent les Narodniks et ceux qui donneront le bolchévisme.

Dans le monde arabe la Nahda par contre propose une toute autre perception du défi impérialiste nouveau et suggère une réponse passéiste appelant au rétablissement de l'Islam dans sa première grandeur des origines. La Nahda, qui amorce les révolutions arabes du XXe siècle, engage les peuples concernés dans l'impasse.

On pourrait illustrer la diversité des exemples et les analyser de plus près: une opération indispensable pour comprendre comment le déclin du capitalisme ("l'automne du capitalisme") pourrait devenir, ou ne pas devenir, synonyme des "printemps des peuples", à quelles conditions pourrait s'amorcer une évolution "au-delà du capitalisme" et du système mondial dans le cadre duquel il se déploie.

Le triomphe du centre libéral lui-même s'est avéré plus fragile qu'il ne semblait l'être aux yeux des Européens et des Etats Unis. Le centre libéral n'avait d'ailleurs progressé que lentement dans ses centres majeurs, plus lentement encore dans la majeure partie de l'Europe. Il avait été remis en cause par la Commune de Paris (1871) qui a démontré en théorie et en pratique qu'un autre ordre social était nécessaire et possible: le socialisme, ou le communisme, entendu comme une étape supérieure du déploiement de la civilisation humaine. Mais dira-t-on la Commune vaincue, l'ordre du centre libéral semble avoir gagné une légitimité définitive. La réalité, qui se déploiera à travers les convulsions du XXe siècle, est plus nuancée. Le heurt des réactions antilibérales (les fascismes) et de projets plus radicaux que ceux du centre libéral (les fronts populaires) occupera le devant de la scène dans l'entre-deux guerres. Mais dira-t-on encore, cette page tournée, l'ordre du centre libéral parait bien bénéficier enfin d'un consensus solide en Europe et aux Etats Unis. Certes mais ce constat n'est pas suffisant. Car l'approfondissement de la crise systémique ("la crise de civilisation") qui accompagne le passage du capitalisme des monopoles (1880-1960) au capitalisme des monopoles généralisés en place aujourd'hui, entraine à son tour le déclin de l'ordre du centre libéral, la dérive  de la  vision et de la pratique démocratiques sur lesquels reposait sa légitimité.

Le triomphe, encore une fois exclusivement en Europe et aux Etats Unis, du centre libéral n'aura été qu'imparfait, instable, vulnérable, incapable de répondre au défi que je définis par l'affrontement des forces désormais conservatrices, qui défendent le maintien de l'ordre impérialiste en place, et des ambitions des peuples des périphéries, ouvertement anti-impérialistes et potentiellement anticapitalistes.

Le XXe siècle amorce une première vague d'avancées des mouvements d'émancipation des périphéries: 1905 en Russie (qui prépare 1917), 1911 en Chine (qui prépare 1949), 1910-1920 au Mexique et d'autres évènements de même nature. Les Européens qui avaient bénéficié de l'exclusivité dans l'initiative de la construction du monde moderne depuis 1492 cèdent la place aux peuples d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine. Ce retournement constitue le fait majeur dans ma lecture du déclin du capitalisme historique. Je l'analyse comme la manifestation historique concrète des propositions centrales du maoïsme: (i) que les périphéries constituent la "zone des  tempêtes" où l'ordre capitaliste/impérialiste (ces deux dimensions de la réalité  étant indissociables) ne bénéficie d'aucune légitimité stable; (ii) que la remise en cause de cet ordre opère simultanément aux trois niveaux dans lesquels se manifeste la réalité sociale - les Etats (les classes dirigeantes), les nations, les peuples (les classes travailleuses) - et que, de ce fait, les luttes de classes et les conflits internationaux s'enchevêtrent dans des rapports de complémentarité et de conflits complexes et fluctuants; (iii) que le mouvement porte en lui la capacité potentielle d'aller au-delà de la libération nationale et du développement dans et par le capitalisme en direction de la remise en cause de l'ordre social du capitalisme.

Je lis donc le XIXe siècle comme le moment bref d'apogée de la longue histoire du capitalisme. Et, tout comme la voie capitaliste s'était frayé son chemin à travers une longue maturation multiséculaire par vagues successives, je lis le déclin du capitalisme comme associé à des vagues successives d'avancées possibles dans la direction du socialisme à venir. Et c'est exactement ici que se situe l'objet de ma question: l'automne du capitalisme et le printemps des peuples coïncideront-ils?

Il n'y a pas de réponse tranchée possible à cette question.

La coïncidence est exigeante. Elle implique la construction de convergences à l'échelle du monde entier (le "Nord" et le "Sud"), c'est à dire celle d'un internationalisme des peuples capable de mettre en déroute celui du capital des monopoles généralisés. Encore une fois les luttes de classes ne peuvent être lues come des réalités propres aux formations sociales qui constituent le système mondial, pas plus que les conflits des classes dirigeantes opérant sur la scène mondiale. Marx l'avait déjà dit: la classe ouvrière (peu importe sa définition, restrictive ou élargie) n'existe que dans son conflit lucide avec la classe bourgeoise qui l'exploite. A défaut les travailleurs restent des pions commandés par la compétition qui les oppose les uns  aux autres. De la même manière les  classes ouvrières "nationales" n'existent que par leur association dans la lutte contre le capital dominant à l'échelle mondiale. A défaut elles restent des otages manipulés par leurs classes dirigeantes nationales engagées dans la compétition entre elles.

La pensée conventionnelle dominante est économiciste, linéaire et déterministe: il n'y a pas d'alternative à la soumission aux  exigences du marché, celle-ci de surcroit produit finalement le progrès, martèle-t-elle. En contrepoint Marx analyse les contradictions d'un système vieillissant en termes dialectiques qui ouvrent le champ à des avenirs différents, également possibles. Soit que les victimes d'un système devenu obsolète agissent avec lucidité pour le dépasser. C'est la "voie radicale", que l'on donne à cette qualification le sens de la "révolution" ou celui d'avancées révolutionnaires par des réformes radicales par étapes. Soit que le système s'effondre par le seul jeu de ses propres contradictions internes. C'est la voie de "l'autodestruction" dont Marx n'ignore pas la possibilité.

Face au défi du capitalisme obsolète des monopoles généralisés, dont la poursuite de l'accumulation est désormais simplement destructive de l'être humain et de la nature avec une puissance sans cesse grandissante, les sociétés de la triade de l'impérialisme collectif (Etats Unis, Europe, Japon) sont actuellement engagées dans cette voie de l'auto destruction. Les résistances et les luttes des victimes, bien que  réelles, demeurent sur la défensive, sans projet alternatif positif lucide. Elles se nourrissent de "vœux pieux", au sens précis que les propositions qu'elles soutiennent exigeraient pour leur mise en œuvre l'accord des deux parties - les victimes et le pouvoir dominant - conformément au dogme idéologique du consensus. La "régulation des marchés financiers" appartient à cette famille de "solutions" illusoires, en réalité donc de "non solutions". L'avancée radicale exige, elle, des ruptures audacieuses: "nationaliser les monopoles", dans la perspective de faire progresser la socialisation par la démocratie se substituant à la socialisation par le marché. La spirale descendante dans laquelle le système de l'Euro est engagé nous offre un exemple caricatural en opération de cette voie du chaos, à défaut d'alternative positive, laquelle implique la dé-construction du système" en place.

Les Etats Unis, l’Europe et le Japon sont engagés dans un mouvement de spirale descendante. Jusqu’à ce jour le capital des monopoles généralisés conserve l’initiative et poursuit inlassablement son objectif unique : l’accumulation croissante de la rente des monopoles, qui produit à son tour la croissance galopante de l’inégalité dans la répartition du revenu, lui-même en croissance affaiblie. Cette inégalité approfondit l’impossibilité pour la rente des monopoles de trouver son débouché dans l’expansion du système productif et conduit à la fuite en avant dans la croissance de la dette publique qui offre un débouché possible pour le placement de l’excédent de sur-profits. Les politiques d’austérité mises en œuvre ne permettent pas la réduction de la dette (qui est leur objectif proclamé) mais au contraire produisent sa croissance continue (qui est l’objectif réel, bien qu’inavoué). En dépit des protestations des victimes, les majorités électorales (gauche incluse) ne remettent pas en question l’économie des monopoles et permettent de ce fait au mouvement descendant de se poursuivre indéfiniment. Bien entendu l’inégalité croissante appelle une gestion politique toujours plus autoritaire à l’intérieur et militariste à l’échelle mondiale. Ce processus de dégradation du système par l’effet exclusif du déploiement de ses contradictions internes propres est encore renforcé à l’échelle européenne et à celle du sous-système de l’euro par l’adoption constitutionnalisée des règles de la dogmatique libérale, absurdes certes, mais néanmoins parfaitement fonctionnelles pour perpétuer la gestion économique des monopoles généralisés.

Face à ce même défi les sociétés du Sud sont-elles engagées dans  des luttes et des combats lucides? Oui, mais au mieux partiellement, comme le sont les combats des pays émergents contre l'hégémonisme, agissant dans le sens de la reconstruction d'un monde multipolaire, ou certains combats pour la démocratisation de la société associée au progrès social et non dissociée de celui-ci, notamment en Amérique latine.

Et pourtant le moment est tout à fait favorable à une offensive des travailleurs et des peuples. La reproduction de l’accumulation de la rente des monopoles exige en effet à la fois la paupérisation des travailleurs des centres et celle des peuples des périphéries. Les conditions de la construction d’un front internationaliste sont offertes sur un plat d’argent aux travailleurs et aux peuples de toute la planète. Mais pour mettre à profit cette conjoncture exceptionnelle il faut aux uns et aux autres de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace. Celle-ci  semble cruellement manquer. Les gauches radicales vont-elles alors laisser passer ce moment favorable pour faire face demain à un chaos géré par on ne sait trop qui, sans doute les forces les plus obscurantistes qu’on peut imaginer ?


Références :

Ce commentaire du volume 4 de Wallerstein s’inscrit dans la poursuite de notre dialogue continu depuis des années. Je ne reviens donc pas ici sur les questions évoquées dans cet article, qui concernent : la formation des cultures politiques européennes et étatsunienne, la distinction « grandes révolutions/révolutions ordinaires », la définition de la  modernité, les colonialismes internes et externes, la question nationale, son rapport à la question agraire, l’austro marxisme, l’idéologie tributaire et la conciliation « foi/raison », les étapes de la trajectoire du capitalisme historique, la question des cycles longs et des hégémonies, les caractères du système contemporain du capitalisme des monopoles généralisés et de l’impérialisme collectif de la triade, la nature de la crise en cours, l’opposition « révolution ou décadence », la question de la zone des tempêtes.

Voir à ces sujets pour un complément de lectures possibles :

Au delà du capitalisme sénile ; PUF Actuel Marx 2002 
Le virus libéral; Le Temps des cerises, Paris 2003
Pour un monde multipolaire ; Syllepse 2005
Du capitalisme à la civilisation; Syllepse 2008
Modernité, Religion, Démocratie, Critique de l'eurocentrisme,
         Critique du culturalisme;  Parangon, 2008
La crise, sortir de la crise du capitalisme ou sortir du capitalisme en crise ;
                   Le Temps des Cerises, Paris 2009,
 La loi de la valeur mondialisée ; Le temps des cerises, 2011 
 Délégitimer le capitalisme ; Contradictions, Bruxelles 2011
Global History ; Pambazuka 2010
The trajectory of historical capitalism; Monthly Review, feb 2011
La commune de Paris et la révolution des Taipings; à paraître
La farce démocratique; à paraître

Pour un retour sur les débats Wallerstein/Arrighi/Frank/Amin, voir également :
S.Amin, The early roots of unequal exchange, the modern world system by Immanuel Wallerstein ; Monthly Review, n°7, 1975
S.Amin et A.G.Frank, L’accumulation dépendante ; Anthropos 1978

Auteurs cités (autres que Marx et Hobsbawn) :
A.G. Frank, Re Orient
Amiya Bagchi, Perilous passages; Oxford UPress, 2006
Giovanni Arrighi, The long XX th century
Giovanni Arrighi, Adam Smith in Beijing
Kenneth Pomeranz, Une grande divergence
Harry Braverman

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